Belgique : institutionnaliser la participation, innovation ou fossilisation ?

L’institutionnalisation prend une place de plus en plus grande dans les démarches de participation au niveau fédéral et régional belges. Est-ce un levier pertinent pour inscrire la participation dans le temps long ? Cela permet-il réellement la sécurisation des dispositifs au-delà des aléas politiques ? Nous avons demandé l’avis de Manon Salmain et Jonathan Moskovic(1).

Manon Salmain est gestionnaire de projet Air-Climat-Energie à Bruxelles Environnement. Bruxelles Environnement est l’administration qui a lancé l’Assemblée citoyenne pour le climat de la Région bruxelloise. L’Assemblée citoyenne est permanente et comprend plusieurs cycles. 65 à 100 citoyens tirés au sort délibèrent pendant plusieurs mois sur un thème en lien avec le climat. Chaque cycle représente 5 jours de délibération. Le groupe est renouvelé pour chaque thème et choisi le thème de la prochaine assemblée. Le premier portait sur l’habitat, le second sur l’alimentation. Le prochain devrait traiter de l’économie circulaire et des communs.

Jonathan Moskovic est ancien conseiller en innovations démocratiques au Parlement francophone bruxellois qui est à l’initiative des commissions délibératives mixtes. Ces dernières réunissent pendant 3 weekends des députés et des citoyens tirés au sort (3/4 de citoyens et ¼ de députés) soit 48 ou 60 personnes selon le Parlement concerné. Elles ont été consacrées aux thèmes suivants : le déploiement de la 5G, le sans-abrisme, le rôle des citoyens dans la gestion de crise, la formation en alternance, la biodiversité en ville et le bruit en milieu urbain.

"L’institutionnalisation permet la pérennité du dispositif mais la mise en place et l’ambition de celui-ci sont très dépendants de la volonté politique.

Jonathan Moskovic

Ancien conseiller en innovations démocratiques

Missions Publiques. La Belgique tend de plus en plus à institutionnaliser certaines modalités participatives : le tirage au sort est inscrit dans une loi, les commissions délibératives sont inscrites dans le règlement de la Chambre (niveau fédéral) ainsi que dans le règlement du Parlement bruxellois, une loi introduit la première assemblée citoyenne permanente en communauté germanophone… qu’est-ce que cela permet et garanti ?

Jonathan Moskovic. Les commissions délibératives sont inscrites dans le règlement des Parlements bruxellois, qui en prévoit 3 par an, en suivant certaines règles : nombre de participants et de sessions, objectifs, règles de vote… Au total, il y en a donc eu 6 dans la précédente législature. Chaque commission aborde un thème, qui est déterminé par le Parlement à partir d’une suggestion des députés ou d’une suggestion citoyenne. Le cadre des commissions ou de l’Assemblée a l’objectif de fixer les « balises » du dispositif tout en restant assez flexible pour permettre des évolutions et des adaptations. Dans le cas des commissions délibératives, le règlement et le vade-mecum ont notamment été adaptés en cours de législature pour mieux répondre aux enjeux constatés lors de la mise en œuvre. Il y  a eu des dizaines de modifications et pour ne citer qu’un exemple : allonger la présence des experts dans le processus alors qu’ils ne devaient intervenir que pendant la phase informative.

Je dirais que l’institutionnalisation permet la pérennité du dispositif mais la mise en place et l’ambition de celui-ci sont très dépendants de la volonté politique. Comme vous le savez, des élections fédérales et régionales ont eu lieu le 9 juin 2024, avec des résultats qui vont entraîner de gros changements dans les futures majorités. Si une nouvelle majorité arrive, elle pourra difficilement « détricoter » le dispositif mais elle peut aussi choisir de ne pas lancer de commissions délibératives pendant la mandature.

Manon Salmain. Dans le cas de l’Assemblée citoyenne, le cadre fixe le mode de sélection des citoyens et l’objectif de diversité, l’architecture générale, le suivi obligatoire à 3 et 12 mois, etc. et laisse plus de liberté sur les formats d’organisation et la méthodologie adoptée. Une évaluation a été réalisée à la suite du cycle 1 pour adapter la méthode pour le deuxième cycle. Nous sommes par exemple passé d’un groupe de 100 citoyens à 70 et nous avons utilisé les moyens récupérés pour nous concentrer sur la diversité et la qualité du groupe plutôt que la quantité. Nous avons également adapté le format des sessions de travail, travaillé avec un organisme spécialisé pour recruter plus de jeunes etc.

Une des innovations majeures est l’institutionnalisation du suivi de l’Assemblée citoyenne. Pour chaque cycle, deux retours sont prévus : le premier 3 mois après la remise des travaux au gouvernement et le deuxième un an après. Pour chaque cycle, un comité citoyen est mis en place et 10 personnes sont tirées au sort sur base volontaire pour suivre la mise en place des travaux de l’Assemblée pendant un an. Le cycle 3 est prévu pour début 2025 et un budget est déjà alloué (le marché ayant été attribué dans la précédente législature). Mais ce sont les futurs élus qui seront tenus de faire le suivi du précédent cycle et l’ambition donné à ce dispositif dépendra évidemment de la volonté politique.

"Un réel travail est effectué pour impliquer les agents et créer du dialogue avec les citoyens de l’Assemblée.

Manon Salmain

Gestionnaire de projet Air-Climat-Energie

Missions Publiques. Travailler avec des citoyens de manière continue change-t-elle les modes de travail au sein du Parlement ou de l’administration ?

Jonathan Moskovic. Un des challenges des commissions était et est toujours d’assurer le juste équilibre dans les prises de parole et d’éviter une certaine « domination » des élus dans les échanges, plus habitués à l’exercice.

Les élus sont présents avec un ratio de ¼ contre ¾ de citoyens ce qui permet, lors des discussions en sous-groupes, de bien les répartir et qu’ils soient en minorité numérique. La place des élus est initialement – au cours de leur première participation – peu évidente à trouver. Ils sont, en fonction de la thématique, familiers avec le sujet traité par la commission – ils viennent d’une commission de travail sur le sujet au sein du Parlement – et, ils se placent plutôt parfois en posture d’expert plutôt qu’en participant. Lors de leur deuxième participation, on voit déjà une évolution dans cette attitude et ils “jouent beaucoup plus le jeu” et comprennent leur place ni en surplomb citoyen ni en observateur. Cela dit, ne soyons pas naïfs : les rapports de domination existent aussi dans des groupes composés uniquement par des citoyens (âge, genre, diplômes) pas uniquement entre élus et citoyens. Et principal défi, comme dans de nombreuses démarches participatives, reste toujours de traduire les recommandations dans les politiques publiques et de faire le lien avec les non-participants.

Mais il faut le reconnaître, la mise en place de ces commissions a aussi convaincu les élus eux-mêmes. Leur point fort est qu’elles réunissent des élus de la majorité ainsi que de l’opposition, ce qui permet de leur faire expérimenter cette démarche délibérative au même niveau. Bon nombre d’entre eux, plutôt sceptiques au départ, ont changé d’avis au fil des échanges, se sont appropriés le dispositif et sont devenus eux-mêmes les ambassadeurs des commissions délibératives ! Le principe même des commissions délibératives envoie un signal fort aux citoyens : le besoin de les intégrer à la co-construction des politiques publiques. Et comme le disait l’ancienne présidente du Parlement francophone bruxellois : « Ce qu’on perd en pouvoir, on le gagne en légitimité ». Pour revenir à votre précédente question sur les aléas politiques, c’est encourageant pour de futurs changements de majorité puisque ce n’est pas le dispositif d’un parti mais une méthode démocratique qui a fait ses preuves.

Manon Salmain. Tout au long d’un cycle de l’Assemblée citoyenne pour le climat, un réel travail est effectué pour impliquer les agents et créer du dialogue avec les citoyens de l’Assemblée. C’est une bonne chose car une administration a peu de contact avec ses citoyens et les réalités du terrain. C’est donc une nouvelle approche pour Bruxelles environnement qui tend à créer des dynamiques entre les services. Cependant, la machine est difficile à lancer, c’est un apprentissage pour une administration de se mettre à travailler avec des citoyens.

Nous avons trois moments clés : en amont de l’Assemblée, nous réunissons le service concerné par la thématique traitée pour définir la question précise à poser. Les services ont la connaissance des projets et des dossiers, ce sont eux les mieux placés pour identifier la question sur laquelle il y aurait une plus-value à avoir l’avis d’un groupe diversifié de bruxellois. Ensuite pendant la démarche, nous mobilisons les services pour les faires intervenir sur les travaux des citoyens : identifier ce qui existe déjà, faire progresser le groupe. Et enfin, après la fin des travaux citoyens, nous dégageons un temps en interne pour analyser les propositions des citoyens et rendre une réponse à la hauteur de leur investissement, en étant le moins techniques possibles. Ce temps n’est pas à sous-estimer car notre devoir est de comprendre les besoins des citoyens derrière les propositions et d’en tirer les enseignements.


Ce que nous retenons de l’atelier et des échanges :

  • L’institutionnalisation permet d’inscrire la participation citoyenne dans une routine de la fabrique de l’action publique, et ne fossilise pas pour autant la participation dès lors qu’une amélioration permanente est recherchée.
  • L’importance de faire dialoguer citoyens, élus et administrations est une garantie pour une meilleure appropriation des résultats et pour recréer du lien entre ces publics qui ont peu d’occasions de se rencontrer et de dialoguer « à égalité ».
  • L’institutionnalisation n’est pas une garantie 100% mais elle permet de fixer des balises : tirage au sort, nombre de sessions de travail, suivi obligatoire…
  • L’ambition et la volonté politique détermineront toujours la réussite d’un processus.
  • L’institutionnalisation est intéressante à penser en articulation avec des dispositifs plus ponctuels pour éviter de poser les mêmes questions aux citoyens et de superposer les démarches.
  • Une bonne formule de l’institutionnalisation : pérenniser la démarche dans le temps SANS pérenniser le mandat des citoyens. C’est le processus qui est sur le long cours, pas la mobilisation des citoyens.
  • L’existence d’un registre national de résidents (en Belgique, en Allemagne) facilite grandement un recours au tirage au sort.
  • Tout dispositif n’a pas vocation à être institutionnalisé.

Pour en savoir plus :


(1)Cette interview a été réalisée à partir des échanges de l’atelier « Institutionnaliser la participation, innovation ou fossilisation ? L’exemple de la Belgique » que nous avons animé lors des Rencontres européennes de la participation à Toulouse début juillet 2024.
Partager
Paramètres de Confidentialité
Quand vous visitez notre site internet, il peut stocker des informations via votre navigateur concernant différents services, généralement sous la forme de cookies. Ici, vous pouvez changeer vos paramètres de confidentialité. Veuillez noter que bloquer certains cookies peut impacter votre expérience sur notre site internet et les services que vous nous proposons.