"S’interroger, c’est comprendre. Savoir, c’est déjà changer"

Frédéric Pitaval est directeur d’id-eau, une association suisse pour la protection et la promotion de l’eau douce. Dans la continuité de son combat pour faire reconnaître le bassin versant du Rhône comme une personnalité juridique, l’association lance une Assemblée populaire du Rhône que nous accompagnons. Pourquoi l’eau douce ? Le droit de la nature est-il un levier pour lutter contre le réchauffement climatique ? Comment s’inscrit cette consultation dans le temps long ? Frédéric Pitaval nous explique ce qu’il attend d’une démarche citoyenne.

Missions Publiques. D’ingénieur à militant associatif, votre parcours est atypique…
Frédéric Pitaval. Il est atypique car mes diplômes n’existent plus : sciences de l’environnement à Saint-Etienne, licence d’océanographie à Marseille. J’ai professionnalisé mon parcours en suivant une formation pour devenir ingénieur aquacole. Le fil rouge reste les écosystèmes aquatiques, ma passion depuis tout petit. Par la suite, j’ai eu l’opportunité de travailler en Suisse pour mettre sur pied un centre de compréhension et de sauvegarde des milieux aquatiques d’eau douce, et de vulgariser la notion de développement durable. A 26 ans, j’ai donc créé mon premier bureau d’études et de conseil en aquaculture, en environnement et en aqua-technologie. Il a fallu 17 ans pour que cette idée voit le jour. Le projet a été inauguré mais il a été dévoyé ou du moins il s’est détourné de son objectif premier pour ne devenir qu’un « simple » aquarium public sur l’eau douce certes, mais sans volonté d’être un véritable centre de recherches et un pôle de compréhension. Deux mois après l’ouverture, nous avons donc décidé de tourner la page. En revanche, nous avions rencontré un public captif qui voulait comprendre ce qu’était la ressource eau. Nous ne pouvions pas nous arrêter au milieu du gué. Puisque l’entreprenariat n’avait pas fonctionné dans notre cas, nous avons changé d’outil pour créer une association avec un volet important dédié à la sensibilisation.

 

Missions Publiques. Quelles problématiques la ressource eau permet-elle de traiter ?
Frédéric Pitaval. La ressource eau est au cœur de nos problématiques sociétales : changement climatique, extinction de masse, pollution, agriculture, santé… L’eau, dont nous sommes constitués, se retrouve dans la totalité de nos problématiques comme la condition de la femme. L’eau est en effet gérée par les femmes dans énormément de territoires, en Afrique ou en Asie. Selon un rapport mondial des Nations Unies en 2016, 78% des emplois mondiaux sont liés à l’eau : agriculture, santé mais aussi les services, la mobilité, l’énergie… C’est enfin un levier incroyable pour discuter. Nous sommes tous intimement convaincus que l’eau nous est indispensable, elle est souvent associée au bien-être et c’est bien son absence qui nous fait mourir le plus rapidement. Si le nombre de PPM (1) de CO2 dans l’atmosphère est assez abstrait, l’eau – qui peut venir à manquer ou qui sent mauvais – est plus palpable.

Notre approche a la volonté de dépasser celle des « petits gestes ». Ils sont nécessaires mais arrêtons de penser qu’ils vont sauver la planète. Ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui font système. Les usages domestiques correspondent à environ 160 litres d’eau par jour et par habitant en France comme en Suisse. Or notre véritable emprise hydrique (2) s’élève à 4 200 litres par jour et par habitant. Cela correspond à l’utilisation de l’eau liée au transport, à l’énergie, à l’agriculture, à l’usage de appareils électroniques, etc. Quand on parle d’eau douce, nous n’avons aucune bonne nouvelle à annoncer en termes de qualité et de quantité et ce, quel que soit l’endroit où l’on se trouve sur la planète y compris en Suisse, « château d’eau » de l’Europe. Nous ne voulons pas tétaniser les gens mais il nous semble nécessaire de sortir les choses de dessous le tapis et de donner des clés pour faire autrement.

"L’objectif de l’Assemblée populaire du Rhône est de permettre aux habitantes et habitants du bassin versant de construire collectivement des propositions concrètes sur la représentation de la voix du Rhône et de ses écosystèmes.

Frédéric Pitaval

Directeur d’id-eau

Missions Publiques. Comment menez-vous ce travail de sensibilisation pour « faire système » ?
Frédéric Pitaval. Au travers d’événements qui relient les entrepreneurs et les scientifiques qui rencontrent le grand public. Puis, en s’appuyant sur des récits et allant chercher des artistes. Nous sommes persuadés que c’est un vecteur pertinent pour semer des graines dans la tête des gens. Les convaincus ne sont pas assez nombreux pour changer la donne et il y a urgence. Notre mantra est « s’interroger, c’est comprendre. Savoir, c’est déjà changer ». Bien sûr, quand on est drogué à la consommation énergétique, il faut se sevrer mais il y a plusieurs stades pour y parvenir. On ne passe pas directement du déni à l’action.

 

Missions Publiques. Vous avez lancé l’Appel du Rhône, quelle est la genèse de cette mobilisation collective en faveur de la reconnaissance d’une personnalité juridique au fleuve ? Et pourquoi le Rhône ?
Frédéric Pitaval. Notre association est basée à Lausanne sur une ville côtière du lac Léman donc sur le Rhône. Quand on suit le fleuve, de son glacier à son delta, on rencontre de façon très concrètes toutes les problématiques environnementales et sociétales depuis les territoires. Nous voulions donc créer un événement autour du Rhône mais tout ce processus a été bousculé par la pandémie. Nous en avons profité pour maturer le projet. La révélation est venue du livre de Valérie Cabanes « Homo Natura, en harmonie avec le vivant » (3). Dans la première partie, elle décrit tout ce qui va mal, puis elle explique son combat : les droits de la Nature, et toutes les actions qui sont menées depuis des années pour leur reconnaissance partout dans le monde. Cela a commencé avec l’Equateur, la Colombie et depuis 2017, nous assistons à un emballement avec la Nouvelle-Zélande, l’Ouganda, le Bangladesh, le Népal, les Etats-Unis ou plus récemment encore le Canada. Des actions qui se traduisent essentiellement par des reconnaissances de personnalités juridiques associées à des fleuves. En 2020, nous avons donc initié une mobilisation transnationale sur l’intégralité du bassin versant du Rhône pour demander la reconnaissance d’une personnalité juridique du Rhône, de son glacier en Suisse à son delta en France. Un statut qui octroiera à cet élément naturel essentiel des moyens d’assurer son intégrité et de se prémunir contre des activités destructrices. Car donner une personnalité juridique, c’est passer d’un droit de réparation à un droit de préservation.

Notre association trouvait à la fois sa colonne vertébrale et l’horizon commun de tous ses combats. Permettre à des entités vivantes non-humaines de défendre leurs propres droits fondamentaux entrainent de tels bouleversements en obligeant toutes nos activités humaines à faire avec la Nature et plus contre elle qu’il était évident pour nous de la nécessité de co-construire cette reconnaissance avec les habitantes et habitant du bassin versant. C’est ainsi qu’est née l’assemblée populaire du Rhône qui fera dialoguer 30 citoyennes et citoyens français et suisses.

 

Missions Publiques. Quelle est donc l’ambition et la place de l’Assemblée populaire du Rhône dans cet Appel et cette mobilisation ?
Frédéric Pitaval. La reconnaissance de la personnalité juridique du Rhône et de ses écosystèmes sur l’échelle de son bassin versant, c’est donner aux citoyennes et citoyens la possibilité de défendre leurs droits fondamentaux, mais c’est aussi un moyen de préserver les conditions de vie sur Terre pour les générations futures. L’objectif de l’Assemblée populaire du Rhône est de permettre aux habitantes et habitants du bassin versant, durant les 5 sessions de travail qui se dérouleront sur les 18 prochains mois, de construire collectivement des propositions concrètes sur la représentation de la voix du Rhône et de ses écosystèmes et sur une méthodologie d’application dans les territoires.

En parallèle du travail de l’Assemblée populaire du Rhône, l’Appel du Rhône œuvrera durant les 3 prochaines années à faire comprendre la nécessité de faire évoluer nos droits français et suisses actuels d’un droit de réparation vers un droit de préservation. Il est par exemple des plus urgents d’associer la reconnaissance des droits de la Nature aux 9 limites planétaires (4).  Au niveau mondial, nos activités ne sont ni durables, ni responsables, ni résilientes. Au niveau d’un bassin versant, et tout particulièrement à l’échelle d’un fleuve par exemple, les raisons d’agir sont nombreuses. Le Rhône, qui présente un régime hydrologique très influencé par son glacier, verra à courts termes son débit diminuer de 25 à 40% du fait du changement climatique et la disparition de son glacier entre 2060 et 2080, selon la dernière modélisation de l’Ecole polytechnique de Lausanne.

La démarche participative est une brique. Il s’agit d’aller au-delà du débat théorique et que les « gardiens – gardiennes » du fleuve soient issus de la population, bien loin du modèle que nous connaissons en France et en Suisse avec les agences de l’eau qui sont une délégation de l’Etat. Ce que nous a montré la Convention citoyenne pour le climat, c’est que in fine, les citoyens parviennent à élaborer des propositions qui vont bien plus loin que ce à quoi on s’attendait. Dans cette Assemblée populaire, nous aimerions questionner les habitants et les habitantes sur les possibilités d’exprimer la voix du Rhône et de ses écosystèmes, comment la construire ? Avec quelle tutelle laissant place aux savoirs sensibles et scientifiques ? Comment l’appliquer pour et par les territoires ?

Une fois le travail de l’Assemblée populaire accompli, nous proposerons aux signataires de l’Appel, gardiennes et gardiens du fleuve de l’appliquer dans leurs territoires. Nous espérons que la reconnaissance des droits de la Nature infusera dans l’opinion publique française et suisse.


(1) PPM = partie par million. C’est l’unité de mesure pour calculer le taux de pollution.
(2) L’empreinte hydrique mesure que le volume d’eau consommé, c’est-à-dire l’eau qui ne réalimente pas la source où elle a été prélevée, et le volume d’eau pollué, c’est-à-dire les eaux qui n’ont pas été traitées avant leur rejet.
(3) Valérie Cabanes est une juriste de droit international, spécialisée dans les droits de l’Humain et le droit humanitaire. Elle a co-fondé en France l’ONG Notre affaire à Tous, à l’origine de l’Affaire du siècle.  En 2013, elle lance une initiative citoyenne européenne sur le crime d’écocide en France, puis en 2015 un mouvement citoyen mondial « End Ecocide on Earth » qui plaide pour l’inscription dans le droit pénal international du crime d’écocide. « Homo Natura, en harmonie avec le vivant » est paru en 2017 (ed. Buchet/Chastel).
(4) Les limites planétaires sont les seuils que l’humanité ne doit pas dépasser pour ne pas compromettre les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer et pour pouvoir durablement vivre dans un écosystème sûr. Il consiste alors en neuf limites planétaires à ne pas dépasser, dont sept sont chiffrées par les chercheurs et trois sont déjà franchies : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.
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