Les liens artificiels (1) de Nathan Devers est une vision critique des mondes virtuels. Poussé à l’extrême, le metavers acterait la disparition du monde public au profit d’un univers personnel qui rendrait toute construction démocratique impossible. En creux, l’écrivain et philosophe français décrit surtout une société régie par les géants de la Silicon Valley, ces « nouveaux dieux » qui érigent la technologie en véritable religion.
Missions Publiques. Votre roman dresse un tableau de ce que les géants de la tech promettent : un avenir virtuel dans le métavers. Le héros de votre roman, ou anti-héros, est un homme qui fuit sa réalité pour se réfugier dans le métavers. Contrairement à sa « vraie vie », il y mène une vie « de rêve », de réussites mais non sans dangers…
Nathan Devers.
Si j’ai porté un regard critique sur quelque chose, il est moins sur le métavers et plus sur le réel qui le rend possible. Les Liens artificiels n’est ni un pamphlet ni une apologie du métavers, je voulais plutôt prendre au sérieux ce qui est à mon avis une grande promesse civilisationnelle : celle de la Silicon Valley par les grands pionniers de la tech.
L’univers de mon roman commence à la fin de la crise sanitaire. On parlait alors de « monde d’après » et il s’agissait de « tout réinventer ». Mon personnage avait l’impression qu’il n’aurait pas sa place dans ce monde d’après qu’on lui propose, expliquant ainsi son attrait pour les réseaux sociaux, pour les écrans et pour le métavers. Ce dernier est ce que la révolution numérique nous a promis : de l’émancipation, de la liberté et la création d’une société plus juste et plus connectée (au sens de plus de lien entre les gens). Mon livre nous interroge donc sur ces grandes promesses d’émancipation : est-ce un vrai salut ou un simple miroir de ce qui ne pas dans le réel ?
Depuis que le roman est sorti, beaucoup m’ont dit qu’il était dystopique mais d’autres (surtout des lycéens) m’ont dit qu’il montrait un espace de liberté, de beau et de poésie jusqu’à le dresser comme étant un hommage à notre univers ; j’étais content qu’il y ait deux réceptions.
Si je devais néanmoins le classer dans un genre, je dirais que c’est un roman d’apocalypse, au sens littéral du terme (étymologiquement, le mot « apocalypse » signifiant « dévoilement » ou, dans le vocabulaire religieux, « révélation ») car il y a quelque chose de fondamentalement religieux dans le projet de la révolution numérique et notamment du métavers. C’est l’avènement d’une religion de la technologie, de l’arrivée d’un autre monde où tout est possible, où les liens sont multipliés et où on n’est plus prisonniers du monde réel… Et en même temps, c’est une époque en crise de réel où les individus seraient dépossédés du réel.
A partir du moment où je vis dans ma bulle, que le monde est ma bulle et que j’identifie le monde à ma bulle, je n’ai pas besoin de me frotter à la matérialité ou au corps d’autrui. Je suis dans un monde où l’altérité est supprimée. C’est l’avènement d’un monde égoïste, avec la disparition de l’altérité des choses, des gens et même de la vérité. On l’a vu avec la désinformation en temps de crise politique ou sanitaire : chacun vit dans sa propre vérité. Ce repli fait disparaitre l’idée de monde commun, de monde public et comme dans des bulles de savon, on serait les uns à côté des autres, chacun dans une sphère individuelle.
"Si on part du principe que le métavers est la disparition du monde public au profit d’un univers personnel, alors on ne peut pas construire de démocratie du métavers.
Nathan Devers
Écrivain et philosophe
Missions Publiques. Vous avez également analysé les biographies de Mark Zuckerberg, d’Elon Musk, qui sembleraient posséder une sorte « d’aura religieuse ». Quelle est votre analyse de ces géants de la tech ?
Nathan Devers.
Pour échapper au vide de son existence, Julien, mon personnage principal se laisse séduire par un jeu vidéo l’Antimonde, qui lui promet une seconde naissance, grâce à son avatar, dans un univers parallèle de tous les possibles, « une planète B virtuelle où tout est bien meilleur », précise l’inventeur de la plate-forme, Adrien Sterner. Pour peindre cet Adrien Sterner, je me suis basé sur les biographies de Zuckerberg, Elon Musk et Steve Jobs. Je pense que ces gens accomplissent tous les enchantements de l’humanité comme l’ont été Leonard de Vinci et les grands humanistes de leurs temps. J’ai donc voulu les prendre au sérieux. Selon moi, ils ont plus de pouvoir que le pouvoir politique lui-même. J’ai voulu savoir comment comprendre ces gens-là, quels étaient ou sont les moteurs de leur ascension. Souvent on les décrit sous le prisme de milliardaires qui veulent accaparer une richesse ; Il est vrai qu’ils sont dans des logiques de marchés économiques, mais que c’est une clé assez superficielle pour les comprendre. Bill Gates, par exemple, a une vision presque puritaine, presque ascétique, par rapport à son argent. Zuckerberg, lui, aurait assez aisément pu faire une grande carrière chez les démocrates aux Etats-Unis jusqu’à présider depuis la Maison Blanche, mais ça ne l’a pas intéressé. Le pouvoir et l’argent ne sont pas clés.
Non, ces gens-là sont des religieux. Non pas dans le sens où ils croient en Dieu, mais dans le sens où ils attendent de la technologie qu’elle bouleverse la condition humaine. Zuckerberg a créé Facebook en 2004 : pour la première fois une société parallèle délivrée de la chaine de la matérialité prend vie. C’est une nouvelle Cité de Dieu, presque supraterrestre et paradisiaque, qui se délivrerait des chaines du réel. C’est une idée déjà profondément religieuse. Avec Meta, il veut recréer le monde et s’approprie le rôle de Dieu. Il est à l’avant-garde de tous les dossiers métaphysiques : il veut repenser l’être humain et repousser les limites de la condition humaine. C’est pourquoi je le considère comme un projet fondamentalement religieux. Dans mon roman, Adrien Sterner se base sur l’apocalypse de Jean – le grand texte de la tradition chrétienne qui imagine la fin des temps.
Ces hommes ont une religion de la technologie. Face à chaque grand problème métaphysique, politique et moral, ils estiment que la réponse sera technologique. Elon Musk est convaincu que les réponses techniques vont résoudre le problème de la mort ou de la défaillance cognitive par exemple.
Dans tous les arts, que ce soit le cinéma, dans la photographie, dans la peinture, il y a un objet représenté derrière l’écran, et il y a moi qui suis sujet derrière l’écran. Mais avec le métavers, on dépasse cette logique de l’écran et on dépasse même ce rêve de la représentation. C’est quand même ça qui est majeur : on bascule plutôt vers un mirage des choses en leur absence. C’est comparable aux grands rêves des humanistes de la Renaissance.
Missions Publiques. Est-ce possible de créer un métavers responsable et éthique selon vous ? A quoi pourrait ressembler une gouvernance démocratique du métavers ?
Nathan Devers.
Si l’on observe les précédentes révolutions numériques (l’avènement des réseaux sociaux surtout), on peut se demander quel a été l’impact réel de l’encadrement juridique sur les réseaux sociaux éthiques et responsables. De manière parsemée, cet encadrement a eu un impact réel bien sûr, mais fondamentalement il reflète une faiblesse du politique. Les Etats-Unis l’ont montré : les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans la destruction et la déstabilisation de la démocratie lors du mandat de Trump. Ce que nous appelons communément « la vérité », a connu de meilleurs jours. Il suffit, pour s’en persuader, de regarder autour de soi.
La deuxième question essentielle c’est le mal. Est-ce qu’on peut continuer à faire le mal dans le métavers ? Est-ce qu’on peut assassiner un avatar par exemple ? On en vient presque à une question théologique à laquelle personne ne peut encore répondre.
Si on part du principe que le métavers est la disparition du monde public au profit d’un univers personnel, alors on ne peut pas construire de démocratie du métavers. La philosophie politique de la démocratie se construit autour du fait que l’on ne reste pas enfermé dans sa sphère purement intime de ses amis et sa famille et de son petit « clan ». Le monde public, c’est aussi un monde de vérité : Hannah Arendt le dit très bien. Chacun peut avoir ses vérités de raison mais on doit s’entendre sur des vérités de faits. A mon avis, le métavers est l’étape suivante : les mondes se multiplient et chacun voudra un monde à l’image de son nombril. C’est ce que promettait Zuckerberg dans sa vidéo de présentation. Je suis très sceptique quant à l’idée d’une démocratie dans le métavers.