EUComMeet est un projet de recherche européen sur la démocratie délibérative et participative. Plusieurs axes de travail sont à l’étude : l’inclusion, la complémentarité présentiel-en ligne et la polarisation des débats. C’est sur ce dernier sujet que nous avons interrogé Pierangelo Isernia, professeur de sciences politiques à l’université de Sienne, en Italie et coordinateur du projet.
Missions Publiques. Le projet EuComMeet rassemble un consortium européen d’universités, de centres de recherche et de praticiens de la participation. Il souhaite comprendre quelles sont les vertus de la délibération sur le positionnement politique des citoyens. En tant que coordinateur de ce projet, quels sont les défis de la délibération démocratique ?
Pierangelo Isernia. La délibération est confrontée à de nombreux défis et EuComMeet tentera d’en relever au moins trois. Le premier est la nécessité de rapprocher les gens de la délibération, c’est-à-dire inclure les personnes habituellement peu intéressées par la politique ou éloignées de la politique, car privées de leurs droits sociaux et impliquer celles et ceux qui préfèrent la Stealth Democracy que l’on pourrait traduire par « démocratie furtive ». C’est un concept développé par John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse en 1998[1] qui montre qu’un nombre significatif de personnes ne veulent pas d’une démocratie plus active et participative : elles veulent bien que ces démarches existent certes, mais pas que ces dernières soient forcément organisées de manière régulière et visibles au quotidien, sauf en cas d’urgence. Je comparerais cela aux avions furtifs, ces avions militaires qui sont conçus pour éviter leur détection mais qui peuvent apparaître sur les radars quand ils le souhaitent.
Deuxième challenge : rapprocher la délibération des gens. Comme vous le savez très bien, la délibération à grande échelle est souvent une entreprise énorme, extrêmement coûteuse en termes de ressources financières et humaines. Pour relever ce défi, EUComMeet souhaite exploiter les possibilités offertes par les avantages technologiques en termes de délibération en ligne.
Notre troisième axe de travail consiste à mieux intégrer la délibération dans le processus d’élaboration des politiques. Le problème concerne à la fois les institutions et les citoyens. Il existe une tension, aux yeux de nombreux observateurs politiques, entre la démocratie représentative et la démocratie participative, qui affecte la capacité de la délibération à avoir un impact sur le processus d’élaboration des politiques. Dans une récente enquête menée auprès d’un échantillon de responsables politiques italiens aux niveaux local, régional et national, nous avons cherché à savoir quels types de processus décisionnels étaient les plus légitimes à leurs yeux. Et nous avons découvert que la prise de décision par un échantillon représentatif de personnes était la stratégie la moins approuvée par les politiciens italiens. La délibération n’est pas une chose à laquelle les représentants pensent naturellement dans leur travail. Ils ont besoin d’être sensibilisés pour mieux comprendre comment cet ensemble d’outils et de stratégies peuvent être utiles à la fois pour eux et pour la communauté dans son ensemble. C’est pourquoi le périmètre du projet EUComMeet est circonscrit à la ville, car nous pensons qu’il s’agit d’un niveau d’action où il est plus facile de faire comprendre aux décideurs l’importance de ces activités.
"Nous cherchons également à savoir si la délibération peut rendre les gens plus attentifs à leurs propres limites cognitives et aux pièges cognitifs dans lesquels leur esprit peut tomber.
Pierangelo Isernia
Professeur de sciences politiques à l’université de Sienne.
Missions Publiques. Vous avez relevé ce que l’on appelle parfois l’hystérisation des débats et la polarisation, phénomène qui tend à diviser l’opinion publique en deux pôles pour les opposer. Une de vos missions est de comprendre comment la délibération peut atténuer cela. Quelle va être la méthode employée ?
Pierangelo Isernia. Dans EuComMeet, la délibération est conçue comme un processus composé d’un ensemble de blocs interdépendants : l’inclusion, la polarisation, la réflexivité, l’identité et l’impact. La polarisation est une question d’actualité dans la théorie de la délibération. La psychologie sociale, la sociologie, les sciences politiques et les études de communication s’y consacrent de plus en plus. Le problème est que les résultats ne sont pas toujours alignés, certains sont même contradictoires. Cela provient en partie de la manière dont nous construisons les expériences délibératives : le choix des sujets, le cadre (en ligne ou en présentiel), la méthodologie (avec ou sans experts et/ou politiques impliqués dans la discussion) et les objectifs recherchés (mieux comprendre une question ou aider à prendre une décision). Ces choix affectent évidemment la polarisation ou non des discussions. Certaines études montrent que les conversations seront probablement moins « passionnées » en ligne, modérées par des humains car ce cadre tend à minimiser la communication non verbale. Sans modération, l’environnement a tendance à s’intensifier plus rapidement. Les médias sociaux, les tweets haineux, sont le parfait exemple de ces effets de polarisation.
Dans le projet EuComMeet, nous étudions l’impact d’une délibération modérée par un ordinateur ou par un humain sur la polarisation. Nous cherchons également à savoir si la composition des groupes peut affecter la polarisation. Nous répartirons les personnes dans des mini-publics en nous basant également sur leurs points de vue sur le sujet débattu (économie et environnement) pour voir comment les personnes qui partagent les mêmes idées se comportent par rapport aux groupes composés de personnes polarisées. Nous aurons également un groupe de contrôle des médias sociaux avec des personnes qui échangeront des idées en ligne sans être modérées, afin d’explorer dans quelle mesure le cadre en ligne affecte la polarisation.
Missions Publiques. Quels sont les effets de la délibération chez les personnes dites « polarisées » ?
Pierangelo Isernia. Les gens peuvent changer leurs positions par la délibération. C’est ce que nous appelons la réflexivité. Dans le projet Europolis , par exemple, nous avons cherché à savoir si la délibération aidait les gens à organiser de manière adéquate leur idéologie politique et à aligner leurs préférences politiques sur leur position idéologique. Certains connaissent bien sûr très bien les positions idéologiques et essaient de faire en sorte que leurs préférences politiques soient cohérentes avec leur idéologie, mais pour beaucoup d’autres, c’est plus difficile. Ce que nous avons découvert, c’est que la délibération peut aider à éclaircir ce point. Par exemple, sur les questions d’immigration, les personnes dites de gauche faisaient étonnamment des choix politiques peu favorables à l’immigration. Une fois qu’elles délibéraient, elles avaient tendance à aligner leurs préférences politiques à leur idéologie et leurs convictions.
Les gens prêtent attention aux arguments des autres participants et, parfois, ils suivent également le mouvement général du groupe. La délibération peut enfin s’avérer pertinente pour permettre aux gens de raisonner et d’argumenter sur les propres motivations et croyances. Nous cherchons également à savoir si la délibération peut rendre les gens plus attentifs à leurs propres limites cognitives et aux pièges cognitifs dans lesquels leur esprit peut tomber.
EUComMeet ne peut pas répondre à toutes les questions, mais une hypothèse est, comme l’a dit Jane Suiter, la suivante : « Si nous comprenons mieux les mécanismes par lesquels la délibération peut aider les gens à s’engager dans un type de raisonnement politique qui n’est pas égocentrique et biaisé, mais tourné vers l’autre et réfléchi, nous serons en mesure de concevoir des institutions appropriées qui peuvent favoriser des choix politiques de meilleure qualité. »
(1) Stealth democracy, https://www.cambridge.org/fr/academic/subjects/politics-international-relations/american-government-politics-and-policy/stealth-democracy-americans-beliefs-about-how-government-should-work?format=PB
Notre article « Participation numérique ? Oui, si elle incarne des valeurs »
Notre article « Et si on s’intéressait à la dimension horizontale de la délibération ? »
L’article du philosophe Bernard Reber « Où chercher la qualité de la participation citoyenne ? »