Marie-Hélène Bacqué[1] est sociologue et professeure d’études urbaines à l’université Paris-Ouest-Nanterre. Ses travaux portent sur la démocratie urbaine, les transformations des quartiers populaires, la ségrégation et l’empowerment. C’est également l’autrice avec Mohammed Mechmache[2] du rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la ville » en 2013. Une consultation remarquée qui avait identifié la nécessité de co-élaboration des politiques publiques et de développement du pouvoir d’agir et des initiatives citoyennes. Neuf ans après, qu’en est-il ?
Missions Publiques. Avec le recul, quels enseignements tirez-vous de votre rapport de 2013 et de la conférence de citoyens que vous aviez organisé par la suite ? Sont-ils toujours d’actualité ?
Marie-Hélène Bacqué. Le premier enseignement est un élément de diagnostic : une attente forte des citoyennes et citoyens en termes de participation qui s’accompagne d’une grande méfiance à l’égard des institutions et du politique. Le sentiment d’un jeu de dupe qui a marqué tout le processus d’élaboration du rapport est toujours présent aujourd’hui. Je dirais même que cette tension est encore plus forte. Avec les discours sur la participation et des expériences participatives qui se sont multipliées ces dernières années sans déboucher sur des résultats tangibles, à l’instar du Grand Débat ou de la Convention citoyenne pour le climat, le risque est grand que la méfiance et les réticences deviennent plus fortes. L’autre idée que je retiens du rapport est qu’il fallait renverser la table, partir du pouvoir d’agir des citoyens et reconnaître les citoyens des quartiers populaires dans leur diversité et leur histoire. Cet enjeu s’est renforcé avec la stigmatisation accrue des populations de ces quartiers depuis les attentats de 2015, marquée par exemple par la loi contre le séparatisme de 2021. On mesure mal l’effet de cette stigmatisation et des mesures de répression prises contre les milieux associatifs qui entraînent un assèchement de celui-ci.
Troisième enseignement : pour qu’il y ait un débat public, il faut des « espaces publics subalternes », selon la formule de Nancy Fraser, permettant aux habitantes et habitants des quartiers populaires de construire et de faire entendre leur propre parole. Au moment du rapport, nous avions créé une commission sans l’administration centrale puis nous avons organisé une conférence de citoyens. Pour que les plus fragiles ne se sentent pas écrasés, il faut qu’ils aient les moyens de construire leur point de vue d’abord. Les conditions de la construction de la parole de chacun.e, de chaque groupe ou collectif sont un élément majeur.
Missions Publiques. Dans la foulée de votre rapport, les conseils citoyens ont été créés. Ils avaient (ont) pour objectifs de renforcer la participation active et directe des habitant.e.s et des acteur.trice.s des quartiers dans les contrats de ville. Le bilan est mitigé. Comment donner les moyens de construire cette parole ?
Marie-Hélène Bacqué. Le bilan est en effet inégal. Des choses intéressantes ont été mises en place mais elles ont été réalisées dans des logiques paradoxales. A l’époque, nous avions pris l’exemple du Québec et des tables de quartier qui visaient à mettre autour de la table des collectifs, des associations et des citoyen.ne.s pour travailler ensemble sur le devenir de leur quartier à la fois dans une logique de contestation et de propositions. Pour moi, la démocratie ne peut exister sans contre-pouvoir, à la fois « contre » et « tout contre » dans le sens « faire avec ». La notion « d’activisme délibératif » développée par Archon Fung, c’est-à-dire la possibilité pour les mouvements sociaux d’être dans la contestation et dans la délibération, me semble féconde.
La puissance publique devait donner les moyens, financièrement et en termes de reconnaissance pour que vivent ces contre-pouvoirs. Notre proposition de tables de quartier a été détournée. Selon la loi, les conseils citoyens sont créés à l’initiative du maire et avalisés par le préfet. Pour partie, ils sont composés de citoyen.ne.s tiré.e.s au sort. Selon les villes, le système est différent ; parfois le tirage au sort se fait sur la base du volontariat et dans la grande majorité des cas sans représentation statistique des quartiers…Souvent, ces conseils sont mis en place pour durer, ce qui peut constituer un problème pour les citoyen.ne.s qui se sentent plus ou moins représentants. Enfin, ce dispositif s’est superposé à des dispositifs existants. Résultats : ces conseils ont été soit marginalisés (réduits à organiser des fêtes de quartier) soit catapultés dans des groupes de pilotage de politique de la Ville sans formation et sans appuis. Il y a tout de même quelques exceptions comme à Saint-Denis qui a donné une somme 30 000 euros à chaque conseil de quartiers pour engager des contre-expertises. Nous avions initialement proposé un fonds d’initiative citoyenne, soit 5% du budget de la démocratie représentative, mais peu de responsables politiques ou de partis se sont saisis de cette proposition pourtant reprise par de grandes associations comme le Secours Catholique, ATD Quart Monde ou France Nature Environnement.
"Pour que les plus fragiles ne se sentent pas écrasés, il faut qu’ils aient les moyens de construire leur point de vue d’abord.
Marie-Hélène Bacqué
Sociologue et professeure d’études urbaines à l’université Paris-Ouest-Nanterre
Missions Publiques. Après la conférence de consensus avec les citoyens, vous aviez proposé d’en faire de même avec les professionnel.le.s et les élu.e.s…
Marie-Hélène Bacqué. Une des leçons que j’ai tirée de cette consultation, c’est bien sûr la nécessité d’avoir des espaces de participation avec les citoyen.ne.s, mais également celle de construire des espaces de confrontations avec d’autres acteur.trice.s pour que ces processus se croisent. Cet espace de discussion n’a pas existé avec les élu.e.s. Dans la matrice dans laquelle les élues et élus sont formés, ils considèrent qu’ils sont seuls légitimes à décider et qu’ils détiennent le savoir. Ils sont inquiets aussi dès qu’il peut y avoir du conflit à gérer. D’autre part, la participation n’est pas forcément payante politiquement parlant. Le bénéficie n’est ni immédiat ni tangible de suite comme on l’a vu à Saillans, dans la Drôme ou dans les expériences municipalistes espagnoles.
Lire l’article de Reporterre « Saillans réinvente la démocratie »
Quelles leçons pour les professionnel.le.s de la participation ? Cela interroge leur posture : pour qui travaillent-ils ? Comment est-il possible de pousser des processus participatifs auprès des institutions et d’être au service des citoyen.ne.s ? Quelle est la part des citoyen.ne.s dans la construction de ces processus ?
La participation interroge aussi les fonctionnements municipaux. Etre élu.e local.e n’est pas chose facile dans un système municipal qui reste très hiérarchisé autour du Maire et alors que les collectivités locales voient leurs moyens diminuer. Il y a donc tout un travail de conviction et de formation, de coformation, à engager mais aussi de réflexion d’un statut d’élu. Par ailleurs les services municipaux jouent aussi un rôle déterminant dans ces processus alors que leurs agents, en particulier ceux qui sont en bas de la hiérarchie, ont peu de voix dans les arbitrages. Le manque de moyens et la souffrance au travail sont des questions présentes dans toute une série d’administrations. Il est difficile d’aller vers un fonctionnement plus participatif sans en même temps appréhender les problèmes en interne et donner du sens au quotidien des élus et des agents des collectivités. Cet enjeu est le même dans la police ou l’éducation. Les expériences d’amélioration des services publics conduites dans les années 1990 à la suite du rapport Picard tentaient d’associer des agents de base et des citoyens dans le diagnostic et les propositions. Mais une des conditions était que les hiérarchies s’engagent à prendre au sérieux ces propositions et à y répondre. Quand ces expériences ont été menées à terme, elles ont permis de tenir compte et de mettre en dialogue savoirs d’usage et savoirs professionnels, de redonner du sens au travail des agents et de la reconnaissance aux citoyen.ne.s.
Missions Publiques. Vous avez été garante de la Convention citoyenne locale pour le climat d’Est-Ensemble. La démarche a permis aux citoyen.ne.s participant.e.s d’aller explorer le territoire en rencontrant les actrices et acteurs, associatifs entre autres. Qu’avez-vous pensé de cette initiative « hors les murs » ?
Marie-Hélène Bacqué. C’est une expérience intéressante mais à laquelle on peut adresser des critiques. Sur ce territoire, il y a une vitalité associative très importante. La logique de participation s’est privée de vraies propositions qui existent au niveau local. C’est un véritable enjeu de reconnaissance et je pense qu’Est Ensemble aurait gagné à avoir un autre espace de mobilisation du monde associatif et des collectifs qui existent. Et de mettre ces deux espaces en discussion. De même, il y a eu peu d’interactions entre les agents d’Est Ensemble et les conventionnels et quand celles-ci ont eu lieu, elles n’ont pas inclus les agents de base.
C’est une question politique plus globale. Comment avancer dans une logique de reconnaissance et conserver des contre-pouvoirs et une possibilité de critique ? Comment donner une place à ces dynamiques qui viennent du bas et faire qu’elles rencontrent celles qui viennent du haut ? On l’a vu avec les Gilets jaunes ou l’émergence de nouveaux collectifs, la société est irriguée par ces réflexions, bien au-delà du monde politique. La rencontre et l’articulation de ces dynamiques peuvent être conflictuelles. Ce n’est pas un problème.
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Pour en savoir plus sur la Convention d’Est Ensemble
- « Le pari du local », l’interview de Patrice Bessac, président d’Est Ensemble et maire de Montreuil
- L’interview de Matthieu Sanchez, garant de la Convention d’Est Ensemble et ancien membre de la Convention citoyenne pour le climat
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