« S’intéresser au sens du travail est aussi une aspiration démocratique »

Refus des bullshits jobs, télétravail, réorientation des emplois face à la crise écologique… les salarié-e-s donneraient aujourd’hui la priorité au sens du travail. C’est en tout cas l’analyse de l’économiste Thomas Coutrot. Le management par les chiffres, qui a envahi le secteur privé comme public, se heurte aux aspirations des salarié-e-s d’aujourd’hui et dégrade leur santé mentale. Pire, la recherche de sens au travail est en totale contradiction avec les modes de gouvernance et d’organisation actuels. 

Missions Publiques. Dans votre dernier ouvrage « Redonner du sens au travail »(2), co-écrit avec Coralie Perez, vous dites que se produit actuellement une « révolution du sens » guidée par les nouvelles exigences sociales et les défis écologiques ? Ces exigences sont-elles vraiment devenues une priorité pour les travailleurs ?

Thomas Coutrot. Nous connaissons des évolutions sociétales, sociologiques et politiques croissantes en lien avec l’élévation du niveau d’éducation de la société. C’est ce que la sociologue Isabelle Ferreras appelle la « grammaire de la justice démocratique » :  les personnes sont socialisées dans une société où la norme officielle est la participation aux décisions et l’autonomie individuelle. Cette norme crée des attentes fortes. Mais en parallèle, nous assistons à une évolution vers un travail plus normé, prescrit par  des process (en langage managérial), avec des tâches prédéfinies, découpées et contrôlées par des procédures de reporting.

Ces procédures bureaucratiques entrent en contradiction avec les aspirations sociales à la participation aux décisions qui nous concernent. En outre, avec la mondialisation et la financiarisation, les centres de décisions s’éloignent des salariés. Cette contradiction me semble très profonde. Et aujourd’hui, ce sentiment de souffrance au travail en est l’illustration et se traduit de multiples façons dans la vie politique et sociale de nos pays. Plus précisément et conjoncturellement, elle nourrit ce qu’on appelle la « grande démission », la fuite des salariés devant des modes d’organisation qui ne leur conviennent pas.


Missions Publiques. La pandémie a mis en valeur les métiers dit « essentiels ». Dans votre ouvrage, vous citez des professions, généralement peu qualifiées mais dans lesquelles les travailleurs trouvent le plus de sens (assistantes maternelles, ouvriers du gros œuvre, aides à domicile…). Comment définissez-vous ce « sens » entre des professions qui, a priori, ne font pas appel aux mêmes ressorts ?

Thomas Coutrot. Dans les métiers des aides à domicile, les salariées trouvent globalement beaucoup de sens à leur travail car leur sentiment d’utilité sociale est très fort. Mais ce sens est menacé car il y a une inflation de procédures de mesure des temps : des temps alloués à chaque acte qui entraînent une intensification du travail et surtout un contrôle et une surveillance permanentes. Sous couvert d’une pseudo rationalisation, le travail est réduit à un geste purement technique, ce qui dans les métiers du « care » est totalement incohérent. On comprend le mal-être des salariés qui naviguent dans ses eaux.

Chez les ouvriers de l’industrie, c’est l’automatisation et l’algorithmisation du travail qui menace son sens. Par exemple, les ouvriers de la logistique dans les entrepôts sont guidés par la commande vocale et n’ont plus aucune marge de manœuvre dans la manière de travailler. Cela n’est pas un problème de cohérence éthique comme dans les métiers du « care », mais cela nuit à leur capacité de développement.

Du côté des cadres, c’est plutôt le sentiment d’utilité sociale qui est fragilisé. Dans l’enquête(3) de David Graeber, ce sont essentiellement des cadres qui ont répondu et qui se plaignent d’effectuer un travail inutile voire même nuisible : inutile parce que souvent consacré au contrôle du travail des autres ; nuisible parce que portant parfois atteinte à l’environnement. Cette dimension est nouvelle dans les conflits éthiques, tous corps de métier confondus. On parle ici des jeunes ingénieurs qui démissionnent ou qui, sortis des grandes écoles, ne veulent pas rejoindre de grandes entreprises polluantes. Mais aussi des ouvriers qui travaillent directement en contact avec des produits chimiques ou toxiques, et susceptibles de polluer.


Missions Publiques. Quel serait donc un travail avec du sens et des valeurs ? Existe-t-il des « bons » et des « mauvais » métiers ?

Thomas Coutrot. Le travail, c’est d’abord une activité de transformation : c’est transformer le monde pour satisfaire des besoins.  Mais par la façon dont on travaille, on reproduit aussi des normes sociales (ou on les viole si on est amené à faire des choses qu’on désapprouve). En travaillant, on se transforme aussi soi-même : on est amené – ou pas – à apprendre des choses nouvelles, à accumuler de l’expérience, à développer des compétences etc.  Être utile, respecter ses valeurs, pouvoir se développer : ce sont les trois dimensions du sens du travail. Elles sont fragilisées par les modes de management contemporains. Perdre le sens de son travail peut constituer un risque psychosocial et mener à des troubles de la santé psychique. Les symptômes dépressifs sont alors multipliés par deux, chez les ouvriers comme chez les cadres.

S’intéresser au sens du travail, c’est d’abord se demander ce que l’on produit et comment on le produit. Redonner du sens au travail, c’est donc tout à la fois questionner son organisation, son évaluation et les rapports de pouvoir qui le traversent.

"Quand les salariés ne sont pas du tout informés ou consultés, les changements ont un effet très négatif sur leur santé mentale.

Thomas Coutrot

Statisticien, économiste et militant associatif (Les Economistes atterrés)

Missions Publiques. Ce qui est intéressant, et plutôt à contre-courant des discours actuels sur le travail, c’est que vous évoquez le travail comme une liberté…

Thomas Coutrot. Nous nous sommes appuyés sur la psychologie du travail et l’ergonomie qui montrent que, dans tout travail humain, il y a une part nécessaire de liberté pour pouvoir réaliser correctement la tâche assignée face à un réel qui ne se passe jamais tout à fait comme prévu : des machines qui ne fonctionnent pas correctement, des systèmes informatiques qui buggent, des usagers forcément imprévisibles etc. Dans tous les métiers, on se heurte à l’imprévu en permanence, on est obligé de faire des choix non prévus par la hiérarchie ou par les prescripteurs du travail. C’est en cela que le travail est un espace de liberté. Les modèles actuels de management tentent de réduire le plus possible ces marges de liberté, et c’est tout l’enjeu du conflit autour du sens au travail. Les travailleurs soit partent, soit souffrent, soit – beaucoup plus rarement -– résistent et tentent de peser sur l’organisation du travail.

 

Missions Publiques. Et c’est là que pour vous, plus les salariés sont éloignés des centres de décision et des destinataires de leur travail, usagers ou clients, moins ils perçoivent le sens de leur travail.

Thomas Coutrot. Dans les enquêtes sur les conditions de travail de la Dares, on pose régulièrement la question « Avez-vous connu un changement important dans votre travail au cours des 12 derniers mois » ? et on demande aux salariés s’ils ont été informés, s’ils ont été consultés et s’ils ont eu une influence sur la manière dont ce changement a été mis en œuvre. Quand les salariés ne sont pas du tout informés ou consultés, les changements ont un effet très négatif sur leur santé mentale(4). Quand ils ont été informés correctement des changements en question, les effets sont encore négatifs mais nettement atténués. Quand ils ont été consultés et écoutés, c’est-à-dire qu’ils ont pu influencer le changement, il n’y a pas d’effets négatifs. En revanche, quand ils ont été consultés mais qu’ils ont l’impression de ne pas avoir été pris en compte, les effets négatifs sont sérieux.

 

Missions Publiques. Pour redonner du sens au travail, il faut donner du pouvoir d’agir aux salariés ?

Thomas Coutrot. Oui, c’est la question clé. Il faut redonner du pouvoir d’agir aux salariés sur les conditions, l’organisation et la finalité de leur travail. Pour préserver la santé psychique des salariés, la priorité devrait être de leur reconnaître un contre-pouvoir dans les entreprises, de sorte qu’ils puissent élaborer entre eux des propositions alternatives aux transformations prévues par les directions et les porter devant les managers, avec une obligation pour ces derniers d’y répondre.

Malheureusement, les politiques du travail de ces dernières années ont plutôt cherché à détricoter ce pouvoir d’agir des salariés. Au lieu d’encourager la construction et les capacités d’intervention des salariés sur leur travail, on a fait exactement le contraire. On a supprimé les délégués du personnel, supprimé les CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et la représentation de proximité (interface entre employeur, salariés et CSE).  L’enquête Acemo de la Dares a montré que seuls 17% des salariés bénéficiaient aujourd’hui de la présence d’un représentant de proximité, contre 66% en 2017, avant les ordonnances Macron. Or la représentation de proximité des salariés est une des briques essentielles pour que les salariés puissent s’exprimer individuellement et collectivement sur leurs conditions de travail. Il aurait fallu améliorer le mode de fonctionnement des délégués du personnel, pas les supprimer.

Reste qu’il n’est évidemment pas facile aujourd’hui de changer l’organisation du travail alors que les modes de management sont définis et imposés en fonction des besoins de l’industrie financière et de contrôle de la performance, portées par les investisseurs. Le problème est systémique. L’organisation du travail est une question politique qui ne devrait pas être du ressort des seuls managers, et des actionnaires qui les désignent. Car les choix en matière d’organisation du travail ont des conséquences majeures sur la société, sur la santé, sur l’environnement, y compris sur la santé démocratique. Dans d’autres travaux (5), j’ai démontré que la perte d’autonomie au travail était liée à des comportements électoraux, notamment à des comportements d’abstention électorale ou de vote extrême.

Tous les recensions d’ouvrages, articles et écrits de Thomas Coutrot sont à retrouver sur son blog : https://www.thomascoutrot.fr/


(1)Thomas Coutrot est statisticien, économiste et militant associatif (Les Economistes atterrés), aujourd’hui chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), après avoir dirigé de 2003 à 2022 le département Conditions de Travail et Santé à la Dares (Ministère du travail).
(2)Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Thomas Coutrot & Coralie Perez, collection La République des Idées, éditions du Seuil, 2022.
(3)Bullshit jobs, the rise of pointless work and what we can do about it, David Graeber, éditions Brochet, 2018.
(4)https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/changements-organisationnels-la-participation-des-salaries-protege-t-elle-du
(5)« Travail et bien-être psychologique », Document d’étude Dares n°217, mars 2018, https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/travail_et_bien-etre_tc_vd_2.pdf
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