Nos modèles de gouvernance, développés parallèlement à la révolution industrielle et à la société de consommation, sont obsolètes à toutes les échelles. Les défis – écologiques et numériques – mettent à l’épreuve nos systèmes économiques et politiques. Alors quelle gouvernance demain pour affronter ensemble le monde qui vient ? Voyage vers le futur de la gouvernance…
Nous sommes en 2223 et…
… je suis assis-e dans un café avec Gaïa, membre d’un des PDDC les plus actifs et reconnus de ma région. Un CDDP ? Oui, une Coordination Démocratique Décentralisée Permanente. Elle m’explique leur recherche récente sur « le Changement », comme nous l’appelons maintenant. Ce moment imperceptible dans le temps où l’humanité a finalement réussi à changer de cap avant le crash final. Elle me dit qu’il est de plus en plus clair que, contrairement à l’opinion majoritaire des historiens, le Changement n’a pas commencé dans les années 2100, mais bien plus tôt, au début des années 2020, lorsque trois innovations majeures allaient transformer la manière dont les humains coordonnent et prennent des décisions collectives en accord avec leur environnement. L’ancienne méthode de prise de décision a survécu longtemps, mais les graines du renouveau étaient plantées par des pionnières et des pionniers, des rêveuses et des rêveurs, des actrices et acteurs et des penseurs du monde entier. La première innovation reposait sur l’idée sauvage – à l’époque – que tout être humain peut contribuer de manière significative à la prise de décision collective lorsqu’il est offert un cadre approprié et lorsqu’il fait partie d’un processus d’intelligence collective. Cette idée sauvage était appelée « délibération », parfois « tirage au sort ». Elle a conquis le monde à partir du milieu des années 2030 après une longue période d’incubation et d’expérimentation : les assemblées citoyennes, les budgets participatifs, les dialogues citoyens ou même les panels de citoyens sont devenus monnaie courante et ont radicalement déplacé l’équilibre des pouvoirs. La deuxième innovation, appelée « permadémocratie », a permis d’élargir le champ d’action. Elle a été clé pour s’assurer que les humains s’intègrent dans le temps et l’espace en considérant à la fois les générations futures et le système vivant dans leur prise de décision collective. Imaginez qu’à cette époque, la pensée à long terme n’existait pas encore, et les humains considéraient qu’ils étaient les seuls à prendre des décisions. Ils prenaient des décisions pour le système vivant, pas avec lui. Leurs cycles de décisions étaient basés sur une échelle de 5 à 10 ans.
Ce n’est qu’un rêve car aujourd’hui, la gouvernance actuelle n’est pas adaptée aux défis de demain. Nos modèles de décision, et plus globalement l’organisation de nos sociétés, sont profondément remis en question par les défis du XXIe siècle, et surtout par le changement climatique. Malgré les premiers avertissements du Club de Rome (rapport Meadows, 1972) sur les limites de la croissance, malgré le Sommet de Rio en 1992 et les COP sur le climat et les engagements nationaux, malgré les Objectifs de Développement Durable proposés par l’ONU, nos émissions de gaz à effet de serre sont encore bien trop élevées pour éviter une hausse dramatique de la température de la Terre et les limites planétaires sont sur le point d’être atteintes (certaines l’ont déjà été). La lutte contre le changement climatique est au cœur de tant de discours et de feuilles de route, mais sans l’efficacité attendue.
Nos infrastructures orientées vers la croissance…
Nos modèles de gouvernance à toutes les échelles sont obsolètes. Pourquoi ? Parce que ces modèles de gouvernance et ces institutions, du moins pour les pays occidentaux, sont le fruit de l’Histoire, ils se sont développés parallèlement à la révolution industrielle et à la société de consommation. Nos politiques publiques, nos institutions, mais aussi nos infrastructures mentales [1] sont orientées vers la croissance. Nos relations sociales sont soutenues par un « contrat social » organisant l’économie, le travail et le temps libre autour de la production et de la consommation de masse, associées à une promesse d’abondance matérielle dont chacun bénéficierait. Cette promesse s’est avérée préjudiciable pour la planète, insoutenable à l’échelle mondiale et socialement injuste. Reconnaître la nature limitée des ressources et les défis de la justice climatique et intergénérationnelle, passer d’une vision de prospérité matérielle à une vision d’une bonne vie pour tous, s’orienter vers la suffisance plutôt que l’abondance, est un défi majeur pour nos systèmes politiques et économiques. Mais le changement climatique n’est pas le seul enjeu : l’intelligence artificielle et les technologies émergentes transforment profondément notre rapport au savoir, au corps, à l’esprit ; les flux migratoires s’intensifient et les populations de l’hémisphère nord vieillissent ; notre rapport au temps, au travail et aux autres changes. Tant de ressources potentielles pour faire un monde désirable et durable voient également le jour.
Mad Max ou Minority Report ne sont pas les seuls futurs probables
Affrontons ensemble le monde qui vient. Demain peut faire peur. Regarder les évolutions en cours sans déni, accepter la gravité du changement climatique, accepter que nous devrons changer nos modes de vie et que le progrès technologique ne suffira pas, comme nous le rappellent les rapports successifs du GIEC, est une première étape indispensable. Cela nécessite de trouver les moyens de partager un constat (scientifique et sociétal) afin de discuter des solutions et des efforts à entreprendre par chacun. Pour surmonter la conflictualité de la société exacerbée par les réseaux sociaux, il est nécessaire de créer des espaces de dialogue paisibles, de partager et de discuter des constats, d’explorer les désaccords et d’élargir les zones d’accord. La démocratie représentative reste légitime pour arbitrer et décider, mais elle ne peut plus se passer de partager les processus décisionnels – et en premier lieu la discussion du monde commun – avec les citoyens et la société civile.
Organiser des délibérations collectives
Les mécanismes de délibération citoyenne se sont répandus au cours des deux dernières décennies[2] . Plusieurs observations positives peuvent être faites. Premièrement, les méthodologies délibératives sont matures et maîtrisées par de nombreux praticiens publics et privés[3]. Deuxièmement, les citoyennes et citoyens ordinaires, lorsqu’ils sont tirés au sort comme les assemblées citoyennes qui fleurissent actuellement, se montrent passionnés par un sujet qu’ils considéraient auparavant comme trop complexe, audacieux et engageant. Les propositions de la Convention citoyenne pour le Climat en France, par exemple, ou les Panels de citoyens européens de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, ont insisté sur l’importance d’une société guidée par les valeurs de solidarité pour réussir les transitions et augmenter notre résilience face aux crises. Cependant, il existe plusieurs limites à leur impact sur le processus décisionnel. Les décideuses et décideurs ressentent encore peu de « responsabilité » et n’utilisent pas suffisamment les recommandations citoyennes pour transformer l’action publique. Quant aux parties prenantes, elles regardent encore avec suspicion cette participation citoyenne qui parfois les contourne ou ne prend pas en compte leurs positions, leurs luttes légitimes. Comme si la délibération citoyenne participative, les rapports de force dans le monde social et la démocratie représentative – classique et verticale, agissaient dans trois metaverses différents. Alors :
- Discutons des sujets qui fâchent (suffisance, modèles économiques dans une société de surconsommation, biens communs, les renoncements ou accélérations nécessaires) dans des délibérations qui rassemblent citoyens et parties prenantes, qui ont réellement une influence institutionnelle sur la décision.
- Osons une gouvernance ouverte, avec des citoyennes et citoyens tirés au sort, à tous les niveaux de territoire, non pour remplacer les élus ou les syndicats, mais pour oxygéner les dialogues avec les outils de l’intelligence collective et non des débats agonistiques. Donner le pouvoir d’agir et d’expérimenter aux territoires, sur la base des résultats d’une gouvernance élargie, est une voie à suivre. Les expériences locales de transition écologique dans le Nord et le Sud sont nombreuses mais peinent à se connecter et à se fédérer. De nouvelles approches de coopération telles que la blockchain ou le Web 3 s’avèrent inspirantes pour le monde réel.
- Élargissons nos critères de justice – et notre façon de nous percevoir dans le monde – en intégrant dans nos délibérations collectives non seulement les citoyens d’aujourd’hui dans leur diversité (en luttant contre l’injustice épistémique), mais aussi les générations futures (pour garantir que nos choix d’aujourd’hui ne réduisent pas la capacité d’action et la qualité de vie des générations futures) et les êtres vivants, trop souvent vus comme un décor, un consommable et non comme un partenaire indispensable pour notre propre survie.
- Changeons de perspective : donnons-nous l’espace pour imaginer un autre monde, qui prend en compte les limites planétaires (le plancher et le plafond, cf. théorie du donut) sans tenir le mode de vie occidental, finalement très récent, comme une panacée insurpassable. L’imagination précède l’action, alors apprenons à rêver ensemble à nouveau, comme Rob Hopkins nous y encourage[4].
Pour conclure, nous voyons l’avenir de la gouvernance comme le défi clé sur notre chemin vers un avenir souhaitable car c’est le goulot d’étranglement et en même temps le levier de notre capacité collective à embrasser ce qui est à venir. Avec des innovations sociales et technologiques, enracinées dans notre environnement, nous serons très probablement capables de réaliser « le Changement ». C’est du moins ce à quoi nous dédions notre travail.
Judith Ferrando, Yves Mathieu et Antoine Vergne
Cet article a été publié par le CIDOB pour l’annuaire international 2023.