Aller chercher les personnes les plus éloignées de la discussion est le défi de nombreuses démarches participatives. Y parvenir avec des réfugié-e-s semble d’autant plus incroyable. C’est pourtant le pari osé et réussi de Faheem Hussain (1) qui a organisé, en 2018 entre la Birmanie et le Bangladesh, un dialogue citoyen dans un camp de Rohingyas. Ce chercheur spécialisé dans les technologies de l’information et de la communication nous explique le sens de cette initiative.
Missions Publiques. Quelles sont les circonstances politiques à l’origine du déplacement massif des Rohingyas ?
Faheem Hussain. Chaque minute de la journée, 20 personnes sont nouvellement déplacées de force en raison d’un conflit ou de persécutions. Lorsque vous aurez lu ce papier, une centaine de personnes auront été déplacées de force de leur domicile dans le monde. A la mi-2021, 84 millions de personnes dans le monde avaient été chassées de chez elles par la violence, dont près de la moitié sont des enfants. Les Rohingyas sont le plus grand groupe ethnique persécuté dans le monde. Leur exode a commencé en août 2017 après qu’une vague massive de violence a éclaté dans l’État de Rakhine en Birmanie, forçant plus de 1,3 million de personnes – dont encore une fois la moitié sont des enfants – à se réfugier dans le pays voisin, le Bangladesh.
Cette marginalisation massive a été un cas tragique et nous avons échoué en tant que communauté mondiale à les protéger comme la « communauté Internet ». Je veux dire par là, les réseaux sociaux, les grandes plateformes n’ont ni relayé les bonnes informations ni servi de relais de solidarité. Lorsque le Covid-19 a frappé, leur vie dans des abris de fortune surpeuplés est devenue pire et a présenté une nouvelle menace pour leur existence. N’est-ce pas une blague cruelle que de dire aux gens de se laver les mains fréquemment alors qu’ils n’ont pas l’eau courante et que 1 million de personnes s’y entassent sans possibilité d’en sortir ?
Missions Publiques. Vous dites que le monde Internet a échoué à protéger les Rohingyas. C’est pour cette raison que vous avez voulu organiser un dialogue sur ce sujet ?
Faheem Hussain. Lorsque nous nous sommes rendus dans le camp en 2018 à la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh, les Rohingyas étaient interdits d’accès à Internet par le gouvernement local. Ce sont donc des femmes, des hommes et des enfants au milieu de nulle part avec zéro connectivité. Le dialogue nous a permis de comprendre que les Rohingyas reconnaissent qu’ils ont été persécutés en utilisant Internet mais reconnaissent aussi que l’information en général a été utilisée pour amplifier leurs combats et se connecter à l’humanité. C’est avec beaucoup d’humilité que nous avons vu comment ils ont utilisé la connectivité et les moyens parallèles de communication hors ligne pour survivre. Même sans accès à Internet, ils ont trouvé des moyens pour s’échanger des messages, pour garder des liens avec le monde extérieur mais aussi pour s’échanger des informations avec d’autres réfugiés sur ce qu’il se passait dans le camp. L’accès aux informations en ligne fait la différence entre savoir que les membres de sa famille sont en sécurité et vivre dans l’incertitude quant au sort de ses proches. Il était important d’apprendre et de partager leurs aspirations concernant l’avenir et leur résilience grâce à Internet.
"Même dans un endroit où Internet existe à peine, le cyberharcèlement, la pornographie de vengeance, la traite des femmes et la cybercriminalité subsistent.
Faheem Hussain
Chercheur spécialisé dans les technologies de l’information et de la communication
Missions Publiques. Persécutions, conditions sociales et sanitaires extrêmement difficiles… Comment vous et votre équipe êtes-vous parvenus à organiser un dialogue en pleine crise humanitaire et à communiquer avec les Rohingyas ?
Faheem Hussain. Coincés entre un pays d’accueil qui tente d’empêcher leur intégration et un pays d’origine qui refuse leur retour, nous avons eu beaucoup de mal à communiquer avec les Rohingyas en raison de la barrière de la langue. Le gouvernement bangladais interdit aux réfugiés rohingyas d’apprendre la langue locale, ce qui témoigne de sa réticence à permettre leur intégration à long terme. En même-temps, les Rohingyas espèrent qu’ils retourneront un jour chez eux, en Birmanie. Les parents veulent donc que leurs enfants apprennent le birman. Certains pensent qu’élever leurs enfants avec le bangla comme langue dominante pourrait les marginaliser davantage par rapport à la population rakhine et birmane une fois de retour chez eux. Dans le même temps, le fait de ne pas connaître le bangla entraîne une marginalisation au Bangladesh, leur pays d’accueil.
Bien sûr, les réfugié.e.s n’avaient aucun moyen de traduction dans le camp, nous avons donc dû tout traduire en bengali avec nos propres moyens, qui n’est pas leur propre langue mais la langue du pays d’accueil. Nous devions nous assurer que la majorité de ce qui était dit ne se perdait pas dans la traduction, car finalement tout se faisait au niveau oral.
Ensuite, les femmes étaient très sceptiques quant à notre volonté de les inclure dans les discussions. Même là, les femmes sont plus marginalisées que les hommes et le patriarcat n’aime pas qu’elles fassent partie de l’infrastructure de communication. Elles pouvaient être autorisées à parler au téléphone sans pour autant utiliser le téléphone elles-mêmes ou ses fonctions intelligentes. Le patriarcat impose son contrôle sur les femmes même dans les communautés les plus marginalisées. Je n’étais pas en mesure d’aller leur parler ou de communiquer avec elles, alors j’ai dû demander à ma femme de nous accompagner et de prendre part à la conversation. Sa présence nous a vraiment aidé. Nous avons également trouvé d’autres femmes qui ont accepté d’aider à la traduction, leur présence a nettement simplifié les échanges. Comme toujours lorsqu’on s’engage auprès de communautés marginalisées, la confiance a été l’un des principaux obstacles que nous avons dû surmonter.
J’ai encore la chair de poule quand je me souviens d’une conversation que j’ai eue avec une femme âgée (la femme sur la photo à gauche avec le foulard orange). Lorsque je lui ai demandé ce qu’Internet représentait pour elle, elle m’a répondu que c’était le moyen pour elle d’appréhender et de « punir les types qui harcelaient ses filles ». C’était bouleversant. Même dans un endroit où Internet existe à peine, le cyberharcèlement, la pornographie de vengeance, la traite des femmes et la cybercriminalité subsistent. Être conscient de ces problèmes dans ces milieux qui pourtant n’ont même pas de connectivité, comprendre les enjeux par l’expérience et par le dialogue peut aider à aller de l’avant et tenter d’y apporter des solutions.
Missions Publiques. Quelles seraient les prochaines étapes pour organiser un autre dialogue avec des réfugié-e-s dans une zone de conflit ?
Faheem Hussain. Aujourd’hui, les Rohingyas qui vivent encore dans ce camp ont désormais accès à Internet pour s’éduquer et s’équiper. Il serait beaucoup plus facile de travailler directement avec les réfugiés eux-mêmes, sans passer par des intermédiaires pour des questions de langues, et d’obtenir davantage de données brutes. Je me lancerais donc dans une recherche participative approfondie sur des observations ethnographiques. Il est extrêmement important d’établir la confiance avec une communauté aussi vulnérable. Une fois la confiance établie et les questions de recherche ainsi que les méthodes co-déterminées, le processus de collecte réel doit être rapide, numérisé et personnalisé, en utilisant des récits, des graphiques et des conversations en personne. Un échantillonnage déterministe est nécessaire dans les zones de conflit et parmi les populations vulnérables afin de garantir leur participation active.
Mais peu importe nos efforts, lorsque nous nous rendrons là-bas avec nos mots et nos idéaux occidentaux, il y aura des logiques de pouvoir et ce malgré nous. J’essaierais vraiment, autant que possible, de briser ces logiques de pouvoir avant de lancer une conversation. C’est une nécessité. Si nous sommes parachutés, nous pouvons faire de notre mieux pour écouter leurs questions et leurs défis, sans nous contenter d’obtenir les réponses à nos questions. Beaucoup de choses que j’ai comprises sont venues des conversations que l’on a eues en parlant aux gens de manière informelle, sur la base de la confiance. Et ce n’est pas facile à obtenir, cela demande du temps et de la créativité. Ils ont besoin de sentir une connexion. Je crois qu’en plus de partager l’héritage de l’Humanité, nous faisons également partie de la république de Facebook/Meta et Google. Comment définissons-nous notre identité dans ce cadre ? Je pense que c’est quelque chose que nous avons en commun, et cela peut aider à établir une relation forte pour un dialogue qualitatif.
Faheem Hussain est membre de notre réseau de Fellows mondial.