Le donut, une boussole pour réussir ensemble les transitions ?

Comment allier les enjeux de justice sociale aux enjeux environnementaux, pour orienter l’économie en faveur d’un développement durable et juste ? Comment préserver l’habitabilité de notre planète par les vivants, humains et non humains, d’aujourd’hui et de demain ?

C’est en résumé ce que soumet à la réflexion le donut (schéma ci-dessous), théorie développée par l’économiste britannique Kate Raworth et mise sous les feux de la rampe par l’événement Villes durables en action(1), organisé par France Villes et territoires Durables. Invitée à y prendre la parole, je me suis posée la question de l’utilité de cet outil pour conduire une action territoriale efficace mais aussi comme concept mobilisateur pour les citoyennes et citoyens.

Le concept des limites planétaires a bientôt 15 ans. Régulièrement mise à jour, cette étude scientifique portée à l’origine par plusieurs chercheur-euse-s, identifie et quantifie des limites qui, si elles sont transgressées par les activités humaines, peuvent provoquer des changements environnementaux catastrophiques. Aujourd’hui, 6 des 9 limites planétaires ont été franchies.

En 2018, Kate Raworth développe la « théorie du Donut » et propose un autre modèle économique dans lequel les besoins humains et l’environnement pourraient s’épanouir sans se nuire. La partie extérieure du donut représente les limites écologiques planétaires, c’est-à-dire le changement climatique, l’utilisation mondiale de l’eau, l’acidification et le réchauffement des océans, l’érosion de la biodiversité, etc. C’est le « plafond ». La justice sociale, quant à elle, permet de définir les limites intérieures « le plancher », des limites qui relèvent des droits humains, des besoins essentiels etc. Entre les limites extérieures et intérieures, se dessine une forme bien reconnaissable… un donut (ou un paris brest comme le dit Sébastien MAIRE le délégué de France Villes Durables). Au sein de celui-ci se trouve l’espace sûr et juste pour l’humanité, dans lequel peut prospérer une économie inclusive et durable, voire régénérative.

 

Le donut peut être un outil pour l’action territoriale…

Oui, parce qu’il permet de poser au centre la question :  que devons-nous faire (ou ne plus faire) pour préserver l’habitabilité de la Terre pour les vivants, d’aujourd’hui et de demain, du Nord et du Sud et les vivants non-humains ? Et comment faire pour que ce soit juste et sûr pour les gens ? Que leur vie y soit la plus « agréable » possible à 3,5 degrés de plus ?

Oui, parce que cet outil interroge fondamentalement la soutenabilité de nos modes de vie, déterminés aujourd’hui par un modèle reposant sur l’abondance des ressources et la prospérité matérielle et donc en retour interroge notre modèle de société … et notre modèle économique. « Comment mettre l’économie dans le respect des limites planétaires, au service des besoins essentiels ? » est bien la condition sine qua non pour que cela puisse devenir une boussole efficiente pour les territoires. Si le territoire régénératif ne parie que sur quelques actrices et acteurs déjà convaincus et non les actrices et acteurs économiques classiques, cela risque fort de ne pas suffire.

Le donut peut donc être une boussole, si cela crée un espace de discussion collective sur cet espace sûr et juste. Et cela va nous obliger à sortir chacun.e de nos couloirs de nage, bien loin des pratiques actuelles qui font co-exister et rarement dialoguer des gouvernances multi-acteurs plus ou moins efficaces et agonistiques et des délibérations citoyennes souvent de grande qualité (conventions citoyennes, assemblées citoyennes, etc.) mais qui ne font pas bouger la position des parties prenantes.

…et faire sens pour les citoyennes et citoyens

Et c’est cette notion d’espace sûr et juste entre limites planétaires et besoins essentiels qui fait sens pour les citoyennes et citoyens que nous sommes. Et ce pour plusieurs raisons :

Elle permet de sortir d’une monomanie purement carbone (1 des limites sur les 9) qui a le mérite d’être comptablement simple mais oblitère les enjeux du vivant : déjà la Convention citoyenne pour le Climat avait souhaité faire ajouter la biodiversité dans le mandat qui lui était donné par le Gouvernement, sans succès. Mais la Convention citoyenne pour le Climat a fait entrer cette préoccupation plus large que le carbone dans plusieurs de ses propositions phares notamment autour de l’écocide, de la police de l’environnement, de l’éducation climat/ environnement, etc.

Le donut pose frontalement la question de la justice sociale et des enjeux de répartition des richesses, et d’usage juste ou non des ressources.

  • Ainsi, dans le cadre d’un projet de recherche européen sur la délibération massive à l’échelle européenne sur la transition, Eucommeet, nous avons conduit une phase pilote avec des lycéennes et lycéens de 5 pays. J’ai eu l’occasion d’aller présenter le projet dans un lycée professionnel de Villetaneuse en Seine Saint Denis : la notion de transition écologique ne parlait pas du tout aux lycéens, mais celle des inégalités sociales les remue fortement ! C’est donc une autre manière d’embarquer des citoyennes et citoyens dans la discussion collective sur la société qui vient.
  • Autre exemple, « l’atelier de la relève » dans le cadre du Débat public sur l’eau potable en Ile de France, organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) en juin dernier.  Interrogé-e-s sur les enjeux de l’eau potable en Ile-de-France d’ici 2050, les étudiantes et étudiants réunis 1,5 jour ont très vite et naturellement élargi le spectre des discussions : préservation en général de la ressource en eau, prise en compte des besoins du vivant des rivières (pas que des humains), recherche des solutions les moins énergivores, besoin de définir les quantités en eau nécessaires et justes pour toutes les activités, nécessité d’une sobriété généralisée, bifurcation de certaines activités, arrêt d’usage de l’eau potable pour des activités ne le nécessitant pas etc.
"Et si demain, les délibérations collectives ne portaient non plus sur la neutralité carbone mais bien sur le pacte social de demain ?

Judith Ferrando

Co-directrice de Missions Publiques

Interroger nos modes de vie pour nous adapter

Lier enjeux climatiques, enjeux de justice sociale et manières d’habiter le territoire, cela parle aux citoyens, qui ont déjà largement bougé dans leurs modes de vie et savent que ceux -ci vont devoir se réinventer pour s’adapter à l’urgence environnementale. L’entrée par les modes de vie permet d’interroger de front les habitudes des individus, l’organisation de la société (par les acteurs collectifs publics et privés), les infrastructures et les valeurs, comme le rappelle très bien le dossier de Millénaire 3(2).

Prenons ici un exemple : au printemps 2023, Nantes Métropole a lancé un Grand Débat Métropolitain sur « la Fabrique de nos villes. Ensemble, inventons nos vies de demain ».  C’est quoi la fabrique de la ville à l’heure de la transition écologique ? C’est quoi une métropole qui vise, non plus tant l’attractivité, mais l’habitabilité ? Comment on concilie les enjeux écologiques, démographiques, sociaux, démocratiques, financiers ? Comment on tricote les aspirations des habitants et les contraintes des pouvoirs publics ? Le ZAN et le rêve pavillonnaire ? C’était l’enjeu du Grand Atelier des Modes de vie (que nous avons eu le plaisir d’accompagner à Missions Publiques) qui a réuni des habitants de 4 typologies d’habitat (centres-villes et centre-bourg, lotissements, grands ensembles, hameaux et villages), déjà séparément puis ensemble, pour échanger sur leurs modes de vie d’aujourd’hui et sur les modes de vie souhaitables et possibles pour eux demain, en intégrant les données du territoire actuelles et ce qu’on sait de demain. Que pouvons-nous en tirer en lien avec nos échanges sur les limites planétaires et les besoins essentiels ?

  • Les citoyennes et citoyens savent que l’urgence écologique est là, que les modes de vie vont devoir changer et, en réalité, elles et ils ont déjà beau changé (baisse de l’usage de la voiture, nouvelles pratiques de consommation, vie plus intense en proximité depuis le COVID notamment qui a permis de « redécouvrir » son quartier), avec des limitations propres au lieu de vie et aux moyens économiques. Ils ont conscience que le monde qui vient est un monde où on va devoir s’adapter, faire sa part pour trouver des solutions locales, même si d’autres pays ne jouent pas le jeu.
  • La définition de la prospérité est en train de changer : ce n’est pas l’accumulation matérielle ou la richesse, mais la sécurité d’un logement pour soi et les siens. Que nous disent les participant-e-s nantais d’une vi(ll)e bonne ? Une ville où le vivant a sa place (nature, espaces de libres activités non lucratives de toutes les générations où se retrouver et faire la fête est facilité, avec de l’ombre, de l’eau, de la terre, moins d’espaces pour la voiture individuelle), où ce qui s’achète répond à des vrais besoins et des modes de production qui respectent le vivant et les humains y compris du bout du monde, où les formes d’habitat permettent à chacun intimité et proximité, où on peut faire la majorité de nos activités en proximité pour avoir moins de temps contraint, avec une économie circulaire et locale et un travail qui ait du sens. C’est très convergent avec les résultats de la 4ème vague de l’Observatoire des usages et des représentations des territoires qui insiste sur l’aspiration à « refaire commun ».
  • Parler de qualité de vie et de cadre de vie permet de faire le lien entre les enjeux écologiques et d’autres préoccupations majeures (vieillissement, sécurité, sociabilité) et d’y répondre : ex de la canicule, de l’aménagement de l’espace public, des rythmes de vie. C’est d’ailleurs l’ambition du Manifeste de France Villes et Territoires Durables dans sa nouvelle version.

S’interroger sur comment on va vivre entre le plancher des besoins sociaux et le plafond des limites planétaires, s’interroger sur les modes de vie possibles et vivables, permet d’être à la fois dans le concret de la vie des gens (de nous tous) et d’interroger non pas seulement la capacité à faire des citoyennes et citoyens mais aussi l’organisation de la société (Etat, modèle économique), les valeurs, les infrastructures existantes, les habitudes et comportements. Tout doit bouger ensemble. Cela donne des prises nouvelles (ou confirme) des aspirations pour les territoires comme l’envie d’être outillés pour agir collectivement.

Cela permet également de sortir de la culpabilisation des individus («qui n’en font jamais assez ») ou du dédouanement (« c’est d’abord aux autres de changer », les autres pouvant être les millionnaires, les Chinois ou mon voisin qui trie mal ses déchets).

C’est une boussole qui permet de réinterroger le contrat social implicite qui nous lie, basé sur l’abondance (des ressources et de l’énergie fossile), l’accumulation matérielle, la croissance comme base de la prospérité.

Il est urgent d’imaginer un contrat social nouveau,  pour une société vivable, soutenable et post-carbone. C’est d’ailleurs à cette question que s’attaque un nouveau projet porté par l’IDDRI et Hot or Cool, auquel je participe.

Et si demain, les délibérations collectives ne portaient non plus sur la neutralité carbone mais bien sur le pacte social de demain ? Chiche !


(1) La 3e édition de Villes durables en actions s’est déroulée fin septembre à Marseille. Le thème « Régénération : (p)réparer les territoires pour affronter les défis de l’Anthropocène ». Plus d’infos sur le site.
(2) Dossier « Agir sur les modes de vie, de nouvelles clés d’analyse » sur le site de la prospective de la Métropole de Lyon.
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