Rencontre avec Edgar Morin

Yves Mathieu :  Le 6 juin dernier, nous avons organisé un débat citoyen planétaire sur le climat et l’énergie, auquel ont participé 10.000 citoyens du monde, dans 97 débats organisés dans 76 pays, couvrant 5 continents et 14 états-îles. Ce débat visait à apporter un point de vue citoyen sur la table de négociation de la COP21 de la convention cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques (World Wide Views on climate and energy).

Chaque débat a été organisé dans un lieu physique pendant une journée entière dans la langue du pays ; les participants étaient réunis autour de tables de 5 à 8 personnes. Ils avaient reçu au préalable une information présentant les enjeux clefs de la négociation. Dans les pays à fort taux d’illettrisme, des ateliers de lecture de ce document étaient organisés avant le débat. La journée était organisée en 5 séquences thématiques, commençant chacune par une vidéo de 4 à 8 minutes résumant l’information du document transmis. Il s’agissait donc d’un débat informé et non d’un débat spontané. 34 questions au total ont été répondues par chaque participant après avoir échangé avec leurs pairs pendant 40 à 60 minutes. Le but des échanges n’était pas de convaincre les uns les autres, il s’agissait d’exprimer ses arguments et d’entendre ceux des autres participants. Les réponses étaient apportées individuellement, en fin de chaque séquence, dans le silence.

Nous avons organisé ce débat avec 106 partenaires locaux. Nous avons ainsi réussi à organiser le tout premier débat citoyen sur un enjeu planétaire à cette échelle, et dans des pays aussi divers que le Népal, l’Afghanistan, la Mauritanie, les îles du Cap Vert, … où c’était la première fois que de telles rencontres démocratiques étaient organisées.

Les participants étaient des personnes « profanes », recrutées aléatoirement, souvent par tirage au sort, afin de représenter la diversité socio-démographique de leur pays. Les personnes plus proches du sujet n’étaient pas invitées.

Les votes étaient téléchargés en temps réel, nous avons pu ainsi constater l’opinion publique informée planétaire. Un site internet rendait les résultats publics en temps réel, de sorte qu’il n’y ait aucune suspicion de manipulation.

Le 6 juin, nous étions sur un nuage au quartier général à Paris. Heure par heure, nous suivions les débats dans chaque fuseau horaire. Ce débat citoyen planétaire a été un laboratoire de ce que pourrait être une démocratie participative planétaire, universelle.

Dans « la voie », vous avez évoqué l’importance pour le maintien de la démocratie, de la démocratie participative. Retrouvez-vous dans cette initiative de débat planétaire une mise en œuvre de cette vision ?

Edgar Morin : Tout à fait, tout à fait, je suis même très, à la fois surpris et heureux de cette initiative.

Le tirage au sort est une idée démocratique. Les Athéniens dans l’antiquité faisaient beaucoup d’élections au tirage au sort ; d’ailleurs nous-mêmes dans les tribunaux ou les cours d’assises, on utilise le tirage au sort.

Evidemment pour une population de plusieurs milliards d’individus, si nous voulons imaginer une démocratie planétaire, il est évident que peut-être un jour elle sera réalisable grâce à internet ou je ne sais pas quoi. Mais il est évident que ce débat citoyen planétaire est la première ébauche concrète de démocratie planétaire c’est à dire par ces citoyens de différents pays tirés au sort et qui expriment librement leurs aspirations à partir de questions clés.

Donc c’est un moment, je crois, très important dans l’histoire d’abord de la démocratie participative et deuxièmement dans l’histoire de la planète. La démocratie participative, et c’est pour ça que je suis partisan de cette démocratie, permet de pallier aux carences de la démocratie représentative qui finalement isole des élus quels qu’ils soient dans leurs fonctions supérieures et qui ne permet aucun contrôle.

Les premières expériences qui m’ont intéressé ont été faites au Brésil à Porto Alegre et dans d’autres lieux. Elles m’ont amené à réfléchir. Ségolène Royal, quand elle a fait sa campagne électorale présidentielle avait mis ce thème en avant; j’étais évidemment en pleine résonance et en pleine harmonie avec cette idée – donc si vous voulez c’est une idée clé mais l’aspect génial c’est d’essayer de lancer cette innovation au niveau des intérêts fondamentaux, vitaux et communs de l’humanité.

Yves Mathieu : Le fonctionnement démocratique est indissociable de l’éducation. La démocratie ne peut fonctionner que s’il y a partage des connaissances…

Edgar Morin : je suis d’accord.

Yves Mathieu : Et finalement le défi, n’est-il pas celui-là ? Au-delà de réunir des gens autour de la table, c’est de réunir des gens et de partager les connaissances dans un monde de plus en plus complexe ?

Edgar Morin : C’est pour ça que j’avais parlé de la nécessité d’une démocratie cognitive. C’est-à dire qu’aujourd’hui les grandes décisions relèvent de sciences complètement ésotériques pour les citoyens, comme par exemple le nucléaire ou bien l’ensemble des problèmes économiques complexes de notre société, qui sont réservés à ce que j’appelle une caste ou à des castes d’experts eux-mêmes porteurs de visions unilatérales parce qu’ils vivent à l’intérieur de disciplines compartimentées et sont incapables de saisir les interactions et la globalité.

On assiste à une ou deux corrections en ce sens-là par la multiplicité des universités ou écoles pour adultes, post scolaire. Je vais beaucoup plus loin parce que je pense que notre enseignement lui-même en soi souffre de carences : qu’est-ce qu’il donne ?

Il donne des connaissances compartimentées et il n’enseigne pas à partir des problèmes fondamentaux, vitaux et globaux qui sont les nôtres : comment unir les connaissances des différentes disciplines ? Ça c’est le défi fondamental, ce que j’appelle le défi de la complexité et c’est à quoi j’ai voué une très grande partie de mon temps, de mon travail, de mon œuvre. Je pense que si l’on n’enseigne pas à pouvoir connaître, non plus de façon sectorielle et dispersée mais pour des problèmes fondamentaux et globaux dans leur ensemble – évidemment on n’aura jamais une connaissance absolue et totale – mais on aura une connaissance qui sera moins limité que celle d’aujourd’hui.

D’autant plus que je pense que, une connaissance partielle et unilatérale est en même temps une erreur et une connaissance partielle et unilatérale est en même temps un aveuglement. Nous avons besoin d’une réforme profonde de l’enseignement et de l’éducation. Il ne suffira pas de simplement répartir les connaissances actuelles.

Je me rends compte de la difficulté parce que, ne serait-ce qu’en France les structures sont très rigides, je ne parle pas seulement des structures administratives mais des structures mentales, ce n’est que dans certains pays que je vois que les efforts trouvent une certaine concrétisation.

Yves Mathieu : par exemple ?

Edgar Morin : Au Brésil, en Colombie, c’est dans beaucoup de pays d’Amérique latine et en Italie, en Espagne et même en Chine, il se crée des instituts dans les universités pour affronter les problèmes complexes ;  il y a des enseignants du secondaire qui collaborent pour traiter un certain nombre de problèmes complexes ; ce sont des embryons. Il ne faut pas seulement compléter la démocratie participative par des connaissances, par une démocratie cognitive qui permettrait de se hisser au niveau des problèmes mais aussi par une réforme de la connaissance et de la pensée.

Yves Mathieu : Et si on prenait un sujet comme la question brûlante des refugiés et qu’on engageait une démarche de démocratie participative planétaire sur la question, qu’est ce que vous mettriez au programme ?

Edgar Morin : Je mettrai au programme les deux points cruciaux de l’affaire actuelle des refugiés.

Le premier point c’est le départ c’est- à-dire des situations de guerre abominables et qui incitent en Syrie ou en Irak ou en Lybie des populations menacées de partir. Je dirais que le vrai problème à ce niveau-là est d’arriver à ce que les nations s’unissant – pas seulement une petite coalition comme celle qui existe – mais que toutes les nations du monde imposent d’abord la fin des combats et la fin de la terreur. Ça c’est une sine qua non sinon ça continue sans fin.

Je n’oublie pas aussi qu’il n’y a pas que les fugitifs de la guerre, il y a les fugitifs de la faim. Nous avons aujourd’hui le processus de mondialisation fait que dans beaucoup de pays notamment africains, les terres sont exploitées en monoculture au profit des occidentaux, des chinois et des autres alors que ces pays n’ont pas le minimum d’autonomie vivrière.

Il y a les problèmes qui se posent là d’où partent les gens et qu’il faut traiter avec une aide internationale puissante notamment, je répète, imposer la fin des combats.

Le deuxième problème c’est évidemment les refugiés eux-mêmes, c’est leur exode durant lequel ils sont soumis à un trafic ignoble de passeurs. Même quand ils échappent au trafic ignoble des passeurs, ils suscitent la peur et le rejet, notamment en Europe, mais je vois malheureusement c’est aussi le cas dans d’autres pays qui pourtant sont des pays fabriqués par des immigrants comme l’Australie.

Alors la question je pense est d’abord une question à la fois de cœur et de politique. Voici l’Europe qui a plus de 500 millions d’habitants, voici l’Europe qui a déjà accueilli beaucoup d’émigrants, voici l’Europe à qui ces émigrants aurait été très utiles et en Allemagne, par exemple, pays qui est en baisse démographique où ils apportent du sang neuf et en même temps de l’activité humaine, voici donc l’Europe qui peut très bien accueillir la vague actuelle des émigrants du Moyen Orient et qui bloque.

Ce qui vraiment m’a sidéré c’est que pendant des semaines l’Europe s’est tue comme s’il n’y  avait pas de problème.

Yves Mathieu : pendant des années plutôt, non ?

Edgar Morin : Vous avez raison. Mais avec l’afflux récent, je parle de l’afflux récent de ceux qui sont venus du Moyen Orient, cette arrivée massive à laquelle on assiste, le silence a été brisé. Ce n’est pas seulement la mort d’un enfant fortement médiatisée, c’est aussi le fait que une femme a ouvert son cœur, alors qu’elle est à la tête d’un pays très dur économiquement, c’est à dire l’Allemagne.

Je dis « très dur » parce qu’il a été inhumain à l’égard de la Grèce ;  c’est cette femme quand même qui a poussé la parole d’humanité et qui a réveillé un peu quelques dirigeants européens pour un processus de reconnaissance, de fraternité, d’accueil. La France a été considérée longtemps comme la terre d’accueil des fugitifs, des immigrés ; il n’y a pas si longtemps des émigrés des régimes de Pinochet et des dictateurs argentins pouvaient être accueillis en France.

C’est épouvantable de voir qu’une des plus belles traditions de la République ait été complètement oubliée. On a peur de la peur, c’est pourquoi nos dirigeants se sont retrouvés tétanisés, n’ont pas osé dire une parole parce qu’ils ont eu peur de ces électeurs potentiels, apparemment du Front National ou d’autres formations xénophobes, nationalistes.  Ces gens causent une peur électorale chez nos dirigeants jusqu’au pont où ils tournent le dos à cette tradition ancrée dans la vocation de la République, dont la devise est Liberté Egalité FRA TER NI TE.

Yves Mathieu : On arrive à la question de votre parrainage de ces rencontres sur le thème de « l’humanisme et de la pleine présence », pleine conscience, pleine compassion dirait lama Denys. Quel est le sens de ces rencontres ?

Edgar Morin : Dans le fond, depuis que je réfléchis sur le problème des malheurs ou des tragédies de l’espèce humaine, je suis convaincu qu’il y a deux choses à réformer profondément.

D’un côté c’est les structures des Etats, des nations, de la société, c’est à dire tout ce qui touche à ces problèmes de domination, d’asservissement, et dans les sociétés contemporaines à un individualisme égocentrique qui a détruit les solidarités.

Donc c’est tout ces problèmes-là, mais d’un autre côté, puisque j’ai parlé de solidarité, c’est la réforme intérieure de chacun.

Je me suis rendu compte que isolément chacune de ces voies n’aboutit pas. J’ai beaucoup suivi les communautés qui se sont créées dans les années 68-  69 en Californie, où toutes les communautés qui n’avaient pas de fondement religieux se dissolvaient rapidement parce que les gens n’arrivaient pas à s’entendre. Ils cherchaient la fraternité et la solidarité et ils ne la trouvaient pas, pour des raisons psychologiques ou morales.

La réforme intérieure est indispensable, mais seule ne suffit pas.  La réforme sociale seule ne suffit pas non plus.

Yves Mathieu : Le spirituel nourrit la réforme intérieure ?

Edgar Morin : La réforme intérieure signifie qu’effectivement on se détache de l’idée que bien vivre c’est uniquement lié à la possession et à la jouissance de biens matériels.  Le bien-vivre dans la sérénité, dans la compréhension d’autrui, et dans la paix intérieure. Le bien vivre conduit à une recherche spirituelle.

Ce n’est pas par hasard que depuis des décennies dans nos pays occidentaux, on s’interroge sur des pensées qui viennent d’Orient aussi bien de la Chine avec le taôisme, le confucianisme, le yogisme d’Inde et le bouddhisme qui est la tradition représentée ici-même.

Là-dessus, moi qui n’ai pas pratiqué cette méditation de pleine conscience, je suis à la recherche de quelque chose pour moi-même. Je pense que c’est non seulement quelque chose qu’il faudra introduire dans cette volonté de transformation intérieure des personnes, mais c’est une chose dont je ressens le besoin personnel et je regrette de ne pas pouvoir suivre tout ce qui ici va se faire sur ce thème de la méditation, de la pleine conscience parce que pour moi c’est capital. (ndlr : quelques heures plus tard, Edgar Morin suivit son premier atelier de pratique de la pleine présence).

Yves Mathieu : Dans le manifeste aux oasis que vous nous avez remis tout à l’heure, il y aussi la question du plaisir d’être ensemble, de retrouver le chemin du plaisir d’être ensemble

Edgar Morin : oui

Yves Mathieu : Là c’est  une troisième dimension que vous ajoutez aux côtés de la transformation de la société et de la transformation individuelle ?

Edgar Morin : Les deux se lient. Lorsque nous sommes en famille, entre amis, c’est une communauté qui renaît spontanément. Toutes ces communautés constituent des petits oasis de vie et heureusement que nous les avons. Mais ce sont des oasis isolés les uns des autres au milieu d’un désert, le désert de l’anonymat, le désert où règne la quantité, le calcul, le profit. Ce qu’il faut c’est que ces oasis se rencontrent et que la société elle-même se transforme dans le sens de ce qu’on peut appeler la convivialité.

Deux grands messages ont été lancés à peu près en même temps au début des années ‘70 du siècle dernier. Le premier, c’est le message écologique de la dégradation de la biosphère qui met beaucoup de temps à s’inscrire dans les esprits et dans la conscience des responsables.  Les catastrophes diverses le font progresser, en accroissent la conscience.

Le deuxième message c’était celui d’Ivan Illich à propos du convivialisme et de la convivialité.  Nous devons retrouver une relation avec autrui. Ce deuxième message malheureusement n’a pas été perçu comme un grand message sociétal, il a été perçu comme quelque chose relevant de la vie privée alors que c’est quelque chose qui est absolument complémentaire de l’autre message.

Yves Mathieu : Merci, je voudrais témoigner sur un aspect remarquable du débat citoyen : les gens autour des tables, nous ont dit ressentir du plaisir d’être ensemble à parler d’enjeux planétaires, climat, énergie et politique. Ils ont été touchés par ce qu’on appelle le « bonheur démocratique », le plaisir de débattre avec des inconnus dans un cadre de respect et d’intérêt pour l’autre. C’est aussi une réalité qui rejoint le plaisir d’être ensemble que vous évoquez.

Merci beaucoup pour cet échange.

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