On l’entend souvent : notre démocratie a besoin d’être dépoussiérée. Ce que l’on entend moins en revanche, c’est la nécessité de la rendre joyeuse pour qu’elle soit désirable. Comment ? En puisant dans la pop culture, ses références culturelles comme ses lieux d’expression, antidotes à l’ennui et à l’anxiété. Dans son dernier ouvrage(1), Frank Escoubès, co-fondateur de bluenove(2), propose une fabrique collective du désir de démocratie. Une démocratie hors les murs et buissonnière.
Missions Publiques. La pop démocratie telle que tu la décris emprunte beaucoup à l’éducation populaire : une démocratie pour tous, fabriquée par tous, expérimentée et pratiquée en dehors des cercles traditionnels de la conversation démocratique. Ton analogie va jusqu’à évoquer l’importance de l’expert profane qui peut animer un débat instruit…
Frank Escoubès. Mon lien avec l’éducation populaire remonte à la plateforme que j’avais lancée depuis le Canada, « Imagination for people », et au partenariat mené avec l’Institut du Nouveau Monde(3) (INM). Il s’agissait d’une plateforme dédiée à l’innovation sociale et à l’économie sociale et solidaire (au sein de laquelle figurait toute une dimension éducation populaire) visant à accompagner le citoyen dans la prise de conscience de son rôle politique dans la cité. Au Canada, j’ai été ainsi exposé, par exemple, aux conférences gesticulées québécoises, à l’utilisation du théâtre d’impro dans un contexte d’engagement politique, et même à l’idée de « corners » itinérants.
L’expert profane est une notion que je développe dans mon précédent ouvrage(4), un rôle que l’on peut d’ailleurs retrouver dans la démocratie liquide (déléguer son droit de vote à quelqu’un que l’on juge plus compétent que soi sur un thème donné). L’expertise profane considère que « madame Michu » n’existe pas. C’est une catégorisation fictionnelle, tout comme « l’honnête homme » du 19e siècle. En réalité, nous sommes tous experts de quelque chose, et pas seulement d’un « usage », comme l’affirme la doxa participative. L’expert profane a l’une des deux qualités suivantes (et parfois les deux en même temps) :
- Il est très impacté – et donc très concerné – par le problème. Ce qui signifie qu’il est généralement très informé et très documenté. L’exemple archétypal de cette première catégorie d’experts profanes est le patient malade du Sida en 1990 qui, au sein de l’association Act Up et face à l’absence de connaissances médicales à l’époque, a développé ses propres compétences et expertises. Aujourd’hui, ce profil a dépassé le champ de la démocratie sanitaire et se retrouve dans tous les domaines de la vie politique.
- L’expert profane est également celui qui a développé une compétence liée soit à une passion pour un sujet donné (hobby), soit à un métier connexe et complémentaire (prédisposant à un savoir). Nous prétendons que dans toute démarche de démocratie délibérative (celle visant par la raison à co-construire pas-à-pas des solutions à des problèmes), il est infiniment plus efficace d’avoir une sur-représentation des experts profanes.
Bruce Hackerman, philosophe politique américain qui a mobilisé des dizaines de milliers de citoyens sur la plupart des politiques publiques, a observé à peu près toujours la même statistique : dans une assemblée citoyenne, quel que soit le sujet traité, 10 % des gens savent déjà énormément de choses ; 30 à 40 % des gens n’ont aucune connaissance du sujet (et parfois ne sont même pas conscients de l’existence du problème). Le reste se situe entre les deux. Dans « La démocratie, autrement » (Editions de l’Observatoire, 2021), nous considérons, avec mon co-auteur Gilles Proriol, que ces 10% de citoyens représentent les « experts profanes ». A l’échelle d’une population, cela constitue une force considérable de savoir civique utile.
"Pour revivifier la démocratie, il faut donc démultiplier ces lieux « traits d’union », partout où les gens vivent, travaillent, se déplacent et consomment.
Frank Escoubès
Co-fondateur de bluenove
Missions Publiques. Selon toi, nous sommes dans l’ère de la politique moderne qui choisit de faire peur plutôt que de faire rêver, et qui, par la même, édicte des contraintes sans laisser entrevoir des opportunités : une démocratie « casse bonbons » qui enjoint à faire le bien. Le projet de l’Assemblée citoyenne des imaginaires(5) sur les enjeux de la transition écologique a justement pour objectif de créer un projet fictionnel collaboratif et « augmenté » à fort impact populaire. Pourtant, tu le dis toi-même, « demander aux citoyens de se projeter sur un scénario souhaitable n’est pas un exercice facile ni naturel ». Comment donner envie collectivement sans tomber dans les grandes généralités bienveillantes(6) ?
Frank Escoubès. Il faut distinguer la destination du chemin pour l’atteindre. La destination peut être parfaitement sérieuse, rationnelle et réaliste – froidement réaliste -, là où le chemin peut être festif, convivial et accueillant. Quand je parle de démocratie festive, je ne parle pas d’une « démocratie bisounours » qui considérerait la politique publique de demain à l’aune d’une joie béate baignée de lumière phosphorescente ! C’est le processus pour mobiliser les bonnes volontés citoyennes et pour donner cette envie d’agir qui doit, autant que possible, s’appuyer sur des dispositifs attirants, populaires, à « faibles barrières à l’entrée ». Par exemple en passant d’une écologie radicale punitive à une écologie culturelle qui donne envie. Le message implicite « du sang et des larmes » aura provoqué la crise des gilets jaunes. Un catastrophisme sans solution acceptable et juste socialement finira toujours par aliéner le plus grand nombre. C’est pourquoi il est urgent, face à la violence du vocabulaire employé par les politiques, les activistes et les médias, de revenir à une forme d’apaisement sémantique(7).
Exemple-type de processus d’une autre nature, l’Assemblée citoyenne des imaginaires nous fait sortir des discours dystopiques classiques qui inquiètent sans résoudre. A l’origine de ce projet, une meilleure compréhension de nos ressentis et de notre ouverture au changement : à quoi suis-je sensible quand je lis un roman ou une BD ? Qu’est-ce qui me transporte quand je regarde une série télé ou un film ? Qu’est-ce qui me donne de l’énergie positive quand j’écoute les paroles d’une chanson ? Bref, qu’est-ce qui me met en mouvement ? La thèse principale de mon livre, c’est que la pop culture, cette culture qui parle au plus grand nombre, est un déclencheur de prise de conscience politique. La BD « Le monde sans fin(8) » aura été le livre le plus vendu en France en 2022. C’est en somme de la pré-politique, indispensable pour révéler un problème social que l’on ignore ou pour faire comprendre que certaines difficultés que l’on rencontre dépassent le seuil de notre intimité pour devenir un « sujet politique » (@MeToo par exemple).
Missions Publiques. Tu fais également un parallèle entre le milieu culturel et la démocratie. Pour résumer, la 5e République serait l’upperground, le milieu activiste et militant (associations, bénévoles…) serait l’underground. Le middleground démocratique, c’est-à-dire le lieu de transmission entre ces deux mondes, serait en revanche quasi-inexistant. Tu peux expliquer ?
Frank Escoubès. Je fais le parallèle avec l’univers de l’art et des villes créatives (notamment au travers des travaux de Richard Florida sur les « classes créatives ») parce qu’il est particulièrement instructif. Sur 1 000 artistes anonymes, un seul émergera et sera repéré par une maison de disque ou un producteur. C’est un dysfonctionnement majeur du système culturel international « mainstream » (grand public). Or, force est de constater qu’une somme considérable de talents passent totalement inaperçus. Ils n’ont pas la chance d’avoir été « sourcés », faute de courroies de transmission qui feraient le lien entre l’underground et l’establishment. Ces passerelles dans le monde artistique, ce sont les « scouts », les agences de casting, les salles de spectacle « off », les organisateurs de festivals, les médias indépendants, les éditeurs engagés, etc. En somme, c’est le Jamel Comedy Club, cette scène de standup ouverte à tous, qui représente la quintessence même du middleground. Dans le monde politique, d’autres types d’agents de liaison doivent émerger ou se renforcer : les agences de concertation font partie de ce middleground, tout comme la Fête de l’Huma, la Nuit de la démocratie, les Apérocrates(9), les Halles civiques, les civic tech… En somme, des « passeurs » volontaires qui assurent l’identification, la sélection et la transmission des talents citoyens.
Pour revivifier la démocratie, il faut donc démultiplier ces lieux « traits d’union », partout où les gens vivent, travaillent, se déplacent et consomment. Ces lieux de rencontre, prototypes du middleground, je les appelle les « corners de la démocratie ». En tant qu’espaces publics et communautaires, ils s’inspirent des radios pirates, eldorados historiques de la liberté d’expression à la fin des années 70, et partagent certaines de leurs caractéristiques : l’ubiquité, la spontanéité, le temps long, la connivence avec le citoyen, l’absence de formalisme et une forme de plaisir assumé. Ils sont ces lieux de transit qui verront éclore de nouvelles pratiques de dialogue pour mobiliser les invisibles et les exclus de la prise de parole. Donnons naissance à une démocratie de l’ultra-proximité, composée de 10 catégories de corners : les centres commerciaux, les gares, les places publiques, les cafés, les parcs urbains, les tiers lieux, les théâtres municipaux, les cinémas, les librairies indépendantes et les maisons France Services.
Prenons un dernier exemple : celui du tiers-cinéma. Comme les ciné-clubs des années 70, le tiers-cinéma est né en Amérique Latine dans les années 2000 comme outil d’émancipation politique des peuples. On allait moins au cinéma pour voir le film que pour en débattre. Ce sont ces espaces d’échanges qu’il faut réinventer, mais cette fois-ci, dans les multiplex !
Enfin, on ne pourra pas faire l’économie d’une révolution du « design apprenant » pour créer de véritables espaces démocratiques ! L’enjeu ? Savoir aménager les lieux de la co-construction des décisions de demain. Qu’il s’agisse de la réinvention des hémicycles de la démocratie représentative ou de la conception des corners de la « pop démocratie », il faut en appeler à une remise à plat des fondamentaux de l’agencement architectural des espaces liés au débat public. En voici quelques principes (10): privilégier une taille humaine, dessiner une structure antistatique, prévoir la flexibilité du mobilier, dessiner des lieux alvéolaires, organiser le lieu autour d’un nœud central de partage (structure panoptique), disposer de zone d’intimité et de réflexion individuelle, anticiper les usages hybrides (présentiel et distanciel), Etc. En un mot, réimaginer les cercles d’hospitalité de la démocratie.