« La participation peut permettre de mieux comprendre les arguments à la base du conflit »

Chantal Jouanno a achevé fin mars son mandat de présidente de la Commission nationale du débat public (1). En 5 ans, la CNDP a connu des évolutions majeures et fait face à de nombreux défis dans un champ de la participation qui tend à se professionnaliser. Débats conflictuels, affirmation d’une certaine indépendance, complémentarité avec le CESE… Chantal Jouanno analyse le passé et l’avenir de cette institution.

Missions Publiques. Les concertations et consultations sont souvent hautement compliquées sur certains sujets : le nucléaire, l’implantation d’éoliennes. Qu’il s’agisse de débat citoyen à plus petite échelle ou d’une consultation CNDP, ils créent de l’insatisfaction pour les publics comme pour les porteurs de projet. Comment expliquez-vous cela ? Et quelles seraient les pistes pour y remédier ?

Chantal Jouanno. Il y a certains sujets qui sont intrinsèquement conflictuels, indépendamment de la procédure de participation mise en place. Ces conflits ne sont pas dus à la manière dont la participation est organisée, mais à la nature même du sujet en question. Par exemple, dans le champ du nucléaire, toutes les discussions publiques et consultations ont souvent donné lieu à des manifestations, des boycotts et des débats opposés. Il est important de noter que le caractère conflictuel d’un projet ne peut être créé par la procédure de participation, mais elle peut simplement le révéler et le structurer autour d’arguments clairs et précis. Ainsi, la participation peut permettre de mieux comprendre les arguments à la base du conflit.

Dans le cadre d’une procédure CNDP, si l’objet premier de la concertation est de mettre en débat l’opportunité même du projet, c’est-à-dire de décider s’il faut le réaliser ou non, elle va nécessairement comporter une dimension critique sur le projet et permettre d’identifier les conditions de faisabilité. Toutefois, elle ne peut pas créer de compromis ou de conditions d’acceptabilité pour le projet, car l’acceptabilité ne peut être débattue que dans un second temps, une fois que la décision de réaliser le projet a été prise.

Le champ du nucléaire est assez symptomatique de ce type de conflits, et un petit peu le sujet des éoliennes, car on a constaté que le conflit qui y est souvent associé ne devient violent que si le public a le sentiment que les décisions ont déjà été prises et que le débat n’est qu’une façade. Ainsi, pour éviter que les conflits ne se radicalisent, il est impératif de respecter les règles du jeu, notamment celle qui consiste à écouter les opinions et les avis du public sans prendre de décisions avant la fin du débat. Malheureusement, dans ce champ là en particulier, cette règle a rarement été respectée. Par exemple, pendant le dernier débat public, le gouvernement a pris l’initiative de déposer une loi sur l’accélération des procédures dans le champ du nucléaire et le Sénat s’en est saisi pour soutenir le principe même du développement du nucléaire avant même d’attendre la fin du débat. Ces décisions ont provoqué l’indignation du public.

Missions Publiques. Quelles sont aujourd’hui les principales menaces qui pèsent sur le droit public à participer ?

Chantal Jouanno. La principale menace que nous rencontrons dans les procédures de participation est l’erreur de diagnostic qui consiste à penser que réduire le temps de participation accélèrera les procédures. Cette erreur est souvent associée à la loi ASAP qui prévoit que les projets de plus de 300 millions d’euros, et non plus de 150 millions d’euros, sont soumis à participation. Cependant, cette façon de penser est erronée, car tous les rapports publics réalisés sur le sujet montrent que ce n’est pas pendant la phase de participation que l’on perd du temps, mais plutôt après, lors des arbitrages et des décisions de financement comme le montre le rapport Guillot (2).

La deuxième erreur de diagnostic consiste à croire que ce sont uniquement les experts, les ingénieurs et les scientifiques qui ont la bonne décision à prendre, et que le public n’y connaît rien. C’est une énorme erreur, car un projet qui va s’implanter sur un territoire doit tenir compte des spécificités locales et prendre en compte l’expertise des personnes qui connaissent le territoire. Ainsi, un projet peut être facilement accepté dans une région et totalement refusé dans une autre, en raison de différences culturelles comme ce grand port maritime du Dunkerquois qui ne pourrait jamais être mis dans le Larzac. La territorialisation du projet est donc essentielle.

Heureusement, il y a un très grand dynamisme démocratique qui s’exprime sur le terrain par la participation citoyenne. Il y a de plus en plus d’initiatives dans les petites villes. Les citoyens s’impliquent spontanément dans des démarches concernant des sujets environnementaux, la 5G et bien d’autres sujets. Nous avons donc de moins en moins de saisines obligatoires, mais de plus en plus de saisines volontaires. Cela montre que la participation citoyenne devient l’essentiel de notre activité, et que le dynamisme participatif est en constante évolution.

Il y a d’un côté les grosses collectivités qui se sont déjà professionnalisées, car elles peuvent faire appel à des prestataires qui maîtrisent parfaitement la participation citoyenne. Et de l’autre, il y a les plus petites collectivités qui sont un peu nouvelles sur ce terrain, car jusqu’à présent, on les voyait très peu s’engager dans ce domaine. Cependant, certaines collectivités, même celles de 800 habitants, ont bien compris le principe et s’engagent dans des projets participatifs. Ces collectivités évitent ainsi les erreurs liées à l’acceptabilité et à la pédagogie. On observe donc une réelle montée en compétence des collectivités dans le champ de la participation, qui est très récente et date d’environ deux ans, surtout pour les plus petites collectivités.


Missions Publiques. On assiste à une certaine institutionnalisation de la participation citoyenne à l’échelle nationale depuis quelques années, notamment avec l’évolution du CESE, nouvelle chambre de la participation citoyenne. Quelle complémentarité avec la CNDP ?

Chantal Jouanno. En réalité, le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) et la CNDP ont des missions différentes. La mission première du CESE est d’émettre des avis qui représentent les opinions de la société civile organisée, potentiellement éclairée par la participation du public. Le CESE a la capacité d’organiser des conventions citoyennes ou d’autres formes de participation pour éclairer ses avis et contribuer à l’élaboration des politiques publiques. En revanche, la mission de la CNDP est différente. Nous avons l’interdiction formelle d’émettre des avis sur les projets qui nous sont soumis. Notre mission est de garantir le droit du public à être informé de l’existence de ces projets et de pouvoir participer à leur élaboration. Nous devons créer les conditions pour que chaque personne ait la capacité de participer. Nous ne pourrions pas organiser une convention citoyenne seule, car cela exclurait tout le reste de la population. Il y a une institution qui a pour mission première d’émettre des avis et une institution qui a pour mission première d’être garante d’un droit.

Cependant, la CNDP peut être complémentaire au CESE dans certains cas, par exemple si le CESE organise des procédures sur des sujets très conflictuels, elle peut faire appel à la CNDP pour garantir le droit et la participation de tous. De même, sur certains sujets, il pourrait être intéressant d’avoir l’avis de l’ensemble de la population et pas seulement d’un groupe restreint. Dans ce cas, la CNDP pourrait organiser un débat public.

L’essentiel de ce que fait la CNDP, c’est la participation du public sur des projets tels que la construction de réacteurs à Orly ou de barrages sur le Rhône. C’est-à-dire mettre en débat le projet mais aussi la politique que le soutient. Nous organisons rarement des débats sur des plans et programmes comme le CESE. Sur 158 procédures annuelles, il y a peut-être seulement deux débats sur des plans et programmes.

"La principale menace que nous rencontrons dans les procédures de participation est l'erreur de diagnostic qui consiste à penser que réduire le temps de participation accélèrera les procédures.

Chantal Jouanno

Ancienne présidente de la CNDP

Missions Publiques. Lors de votre audition à l’Assemblée nationale (3), vous avez déclaré que l’activité de la CNDP a été multipliée par 6, le budget de fonctionnement de + 20 %, mais que malgré cela, les médias, hormis certains locaux n’en parlent pas. Comment analysez-vous cela ?

Chantal Jouanno. C’est une bonne question. Les médias ne s’intéressent généralement qu’aux politiques budgétaires, et donc les institutions en général reçoivent moins d’attention. Pendant longtemps, la CNDP était une structure peu connue, mais récemment, nous avons mis en place une stratégie de communication volontariste pour faire connaître nos missions et notre rôle. Et cela a porté ses fruits, car nous recevons maintenant plus de 80 saisines par an, contre seulement 13 avant 2018.

L’indépendance est un élément crucial de notre travail, et nous sommes souvent confrontés à des demandes du public pour garantir que nous ne sommes pas influencés par le maître d’ouvrage ou le gouvernement. C’est une demande constante lors des débats auxquels nous participons. Nous ne pouvons pas simplement déclarer notre indépendance sur nos principes, nous devons constamment la prouver par nos actions.

Le grand débat national, qui a été organisé en France en 2019, a été une opportunité pour nous de démontrer notre indépendance. En effet, nous avons refusé d’y participer lorsque nous avons réalisé qu’elle ne garantissait pas une impartialité suffisante. Ce refus a contribué à renforcer la confiance du public envers notre institution. Cependant, nous sommes conscients que l’indépendance n’est jamais acquise définitivement, et qu’elle dépend de la personne nommée à la tête de notre institution.


Missions Publiques. Sur l’ensemble des démarches que vous avez accompagnées, quelle est celle que vous considérez comme une réussite et à contrario, celle qui vous laisse un sentiment d’échec ou de regret ?

Chantal Jouanno. La réalisation dont je suis la plus fière, c’est sans aucun doute le débat public sur le projet minier Montagne d’Or en Guyane. Ce projet avait été largement soutenu par le président de la République lors de sa campagne électorale, et avait également reçu le soutien des acteurs politiques et économiques locaux. Pour le débat, nous avons mis en place une démarche d’inclusion très poussée. Nous nous sommes rendus physiquement sur des pirogues au cœur de la forêt pour rencontrer les Amérindiens et leur permettre de s’exprimer sur le sujet. Nous avons mis en avant la diversité des moyens d’expression, en encourageant notamment les chants des Indiens qui les utilisaient beaucoup. Cette démarche d’inclusion a abouti à ce qu’Emmanuel Macron lui-même annonce lors d’une conférence à l’ONU, que le projet Montagne d’Or serait abandonné, car il était contraire à la culture des Amérindiens.

En ce qui concerne mon regret, je suis dans l’attente des conclusions du débat sur le nucléaire. Bien que les conclusions soient toujours en cours d’élaboration. Cependant, j’espère sincèrement que les décideurs gouvernementaux, les parlementaires et autres parties prenantes impliquées dans cette discussion liront attentivement le bilan de ce débat. Le débat sur le nucléaire a été très complet, couvrant tous les aspects du programme, de l’approvisionnement en uranium à la gestion des déchets radioactifs. Les participants ont examiné de près les questions liées à la compétence humaine, aux financements et aux matériaux nécessaires pour construire les usines et les centrales. C’est un débat qui a soulevé tous les enjeux du projet, et j’espère sincèrement que les décideurs prendront en compte tous les points. J’ai une certaine inquiétude quant à savoir si l’État répondra précisément à toutes les questions posées et prendra le temps de lire attentivement les détails de tout ce qui aura été discuté. Pour clarifier, ce n’est pas tant un regret qu’une préoccupation que j’ai à ce stade.

Missions Publiques. Quels sont les défis à venir de la CNDP ?

Chantal Jouanno. Il y a actuellement une dizaine de grands projets en cours liés au droit à l’information, un sujet qui préoccupe tous ceux qui s’investissent dans le domaine de la participation. Le défi consiste à garantir ce droit à l’information dans un contexte où de nombreuses controverses émergent à partir de la contestation de l’information, notamment dans les débats nucléaires. La fiabilité et la véracité de l’information sont donc des enjeux cruciaux qui doivent être traités suffisamment rapidement pour éviter que la désinformation ne prenne le dessus sur le fond du débat. Cependant, le Conseil National du Débat Public (CNDP) doit faire face à un problème particulier. En tant qu’institution neutre, elle ne peut pas être l’émettrice de l’information. Les parties impliquées sont donc les seules à pouvoir diffuser des informations. La CNDP doit veiller à ne pas être accusée de diffuser des informations orientées, ce qui serait préjudiciable à sa neutralité. Cela représente un défi considérable pour l’institution.

Mon conseil serait de prendre le temps d’écouter attentivement l’histoire de la Commission Nationale du Débat Public ainsi que les garants historiques qui ont joué un rôle crucial dans sa création et son développement. Il est essentiel de comprendre que cette institution est très particulière car elle n’a pas été créée par le droit, mais par la pratique. Pour bien comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas au sein de la CNDP, ainsi que la nature même de son fonctionnement, il est donc primordial de partir de cette pratique. Il existe de nombreux théoriciens sur la participation citoyenne, mais ce sont les expériences vécues qui permettent de mieux appréhender les enjeux et les défis auxquels la CNDP fait face.


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