Et si une Assemblée citoyenne devenait un organe politique européen à part entière ?

Kalypso Nicolaidis est titulaire de la Chaire en Affaires Mondiales à l’École de Gouvernance Transnationale (EUI) et l’une des co-leaders du projet Odyssée Démocratique. L’objectif de cette ambitieuse initiative, conduite par un ensemble de partenaires(1) dont Missions Publiques et Particip-Action, est de créer une Assemblée citoyenne européenne permanente. Le projet a été lancé le 26 septembre sur l’emblématique colline Pnyx d’Athènes.

Missions Publiques : Plusieurs organisations travaillent ensemble pour designer une Assemblée citoyenne européenne permanente. Quels sont les objectifs et les défis de ce projet ?

Kalypso Nicolaidis. L’idée est déjà de créer et de développer un réseau. Imaginez un voyage à travers le temps et l’espace. C’est comme si nous avions un phare, que nous tracions un sillon pour y parvenir et qu’au fur et à mesure, notre flottille était rejointe par de plus en plus de navires. C’est en résumé un « réseau constitutif » qui s’élargit. Mais nous ne partons pas de rien ! Missions Publiques a mis sa longue expérience de conception et d’animation de processus délibératifs à travers le monde au service de la Conférence sur l’avenir de l’Europe en 2021-22, et au printemps dernier, pour la deuxième génération de panels européens. Mais ce processus est resté plus technocratique que démocratique, comme en témoigne la sémantique du terme « panel » qui évoque des méga-groupes de discussion, tandis que le terme « assemblées » évoque le pouvoir du peuple. L’idée de cette Odyssée démocratique est de permettre une appropriation par les citoyennes et citoyens des négociations habituelles qui se déroulent dans les couloirs du pouvoir des institutions européennes, de saisir les compromis comme les choix difficiles.

Ensuite, il est important de faire la distinction entre ces groupes ad hoc et une assemblée permanente au sein de l’UE, un organe qui deviendrait un élément reconnu du paysage politique européen : une nouvelle branche de l’Union européenne. Je suis consciente que le terme « permanent » peut être trompeur puisque les membres de notre Assemblée européenne, sélectionnés au hasard, changeraient tous les quelques mois. Permanent signifie surtout qu’elle ne serait pas convoquée selon les caprices des politicien-ne-s et c’est un gage de respect démocratique. Nous pouvons nous inspirer des assemblées citoyennes en cours à Ostbelgien (Allemagne), Paris ou Bruxelles. Mais cela n’a jamais été fait au niveau transnational.

Notre Odyssée ne se limite pas au phare. Il s’agit d’un projet passionnant parce que nous sommes en train de le réaliser une assemblée pilote qui, nous l’espérons, sera à la fois ascendante et descendante, soutenue par la société civile et connectée aux institutions européennes, démontrant finalement que la démocratie ne doit pas uniquement être un cadeau venu d’en haut. C’est le voyage qui nous mènera d’Athènes 2023 à Athènes 2024 et, nous l’espérons, au-delà, vers de nombreux autres ports.

 

Missions Publiques : Si nous continuons avec cette métaphore marine, comment prévoyez-vous de naviguer dans une mer pleine de complexités et d’obstacles ?

Kalypso Nicolaidis. La métaphore de l’Odyssée donne cette impression de voyage interminable constitué de tempêtes et de monstres. Nous faisons face à l’inertie du public, à des personnes qui, soyons honnêtes, ne comprennent plus vraiment l’origine démocratique du hasard et de la rotation dans la démocratie, comme moyen de se prémunir contre la corruption du pouvoir. Nous devons inventer une nouvelle « pédagogie du hasard » avec un processus de tirage au sort véritablement inclusif, transparent et ludique. Et la composition de ce corps dynamique devra faire appel à l’imaginaire politique des gens.

Le terme « transnational » ne doit pas être synonyme de « lointain » et « opaque » et nous devrons résister aux sirènes des quartiers généraux centralisés dans la « bulle bruxelloise ». L’Assemblée devrait se réunir dans divers endroits en Europe : des théâtres, parcs, parlements locaux et musées. Nous pourrions même explorer l’idée – passionnante – d’une Assemblée sur un navire, naviguant sur les mers ou les rivières : chaque arrêt devenant une partie intégrante du voyage interconnecté, avec des festivités locales accueillant les navires entrants.

Le plus grand obstacle reste toutefois structurel et réside dans la culture politique prédominante. Si cette Assemblée doit avoir un impact tangible, les élites politiques et technocratiques devront accepter de renoncer à une partie du contrôle et permettre un minimum d’autodétermination des citoyennes et citoyens. L’incertitude et la contingence sont l’essence même de la démocratie ! Bien sûr, l’Assemblée pourrait être formellement établie sans changement de Traité par le biais d’un accord interinstitutionnel. Si tel est le cas, les politiciens et les eurocrates la prendront-ils au sérieux ?

Les enjeux sont sans aucun doute élevés, et le voyage peut être ardu, mais nous croyons avoir le vent en poupe. Il n’y a pas de meilleur moment pour commencer ce voyage. Avec les élections au Parlement européen à l’horizon et un nouvel agenda de la Commission à venir, nous avons une opportunité unique pour recueillir un soutien en faveur de cette initiative et rallier de nombreux amis de la démocratie à notre cause.

 

Missions Publiques : Le lancement du projet sur le site historique du Pnyx à Athènes, sur les pentes de l’Acropole, est hautement symbolique….

Kalypso Nicolaidis. C’est en effet là que les citoyens athéniens se sont rassemblés il y a plus de deux millénaires pour participer à la démocratie directe et décider des affaires gouvernementales, jetant ainsi les bases des principes démocratiques que nous valorisons aujourd’hui. Et bien sûr, ils se sont appuyés sur la sélection aléatoire ou le gouvernement par tirage au sort, une pratique depuis longtemps oubliée mais qui renaît aujourd’hui. C’est un rappel puissant que la démocratie n’est pas statique, mais fluide et évolue au fil du temps, par à-coups.

Nous cherchons profondément à apprendre de ces vieilles pierres avec toute la distance et l’ironie de la modernité, en nous rappelant que le système n’était pas parfait, excluant les femmes, les esclaves ou les étrangers, et que nous explorons de nouvelles frontières à des échelles et avec des technologies bien différentes. Athènes aime se proclamer le berceau de la démocratie, mais il existait d’autres parents au-delà des rivages de l’Europe si j’ose dire. Par conséquent, le Pnyx, c’est un double rappel de l’inspiration que nous pouvons tirer de ces temps anciens et des horizons radicalement nouveaux que nous devons explorer pour remodeler la démocratie européenne.

"Permanent signifie surtout qu'elle ne serait pas convoquée selon les caprices des politicien-ne-s et c’est un gage de respect démocratique.

Kalypso Nicolaidis

Co-leader du projet Odyssée Démocratique

Missions Publiques : Votre parcours personnel et vos multiples nationalités ont joué un rôle significatif dans la conception de ce projet. En quoi ont-ils influencé votre approche de l’Odyssée Démocratique ?

Kalypso Nicolaidis. J’ai grandi en tant que Française et Grecque, avec des origines allemandes et espagnoles, et j’ai obtenu, plus tard, la citoyenneté britannique. Avec un peu de recul, je peux dire que mon histoire permet d’apprendre tôt à naviguer entre les préjugés, les assignations et les relations d’amour-haine entre différentes cultures, langues et identités. Je pourrais raconter bien d’autres histoires avec des parcours de vie similaires, qui rêvent de faire de l’Europe une seule nation. Dans mon cas, la confrontation avec les complexités de l’identité et de l’appartenance a éveillé tôt la fibre multiculturelle et mon amour pour l’Europe en tant que communauté, un endroit où je me sens chez moi à l’étranger. Le projet européen m’a fasciné dès mon plus jeune âge parce que c’était une tentative de lier différentes cultures politiques dans un tissu démocratique transnational. Il était peut-être prédestiné que tout cela me conduise finalement à embarquer dans l’aventure de l’Odyssée Démocratique, une expérience pratique visant à amener la nature horizontale de la démocratie européenne jusqu’à ses peuples, ses citoyennes et citoyens, au-delà de la démocratie électorale. Je pense à ces manières innovantes de pratiquer la démocratie transnationale comme une reconnaissance mutuelle en action. Dans cet esprit, l’Odyssée Démocratique créera des espaces interconnectés où des citoyennes et citoyens de milieux divers se reconnaissent mutuellement comme capables de rédiger une histoire collective, reconnaissant la valeur des différentes perspectives sans nier les conflits.

 

Missions Publiques : Pourquoi une telle initiative est-elle nécessaire aujourd’hui, dans l’histoire démocratique de l’Europe ?

Kalypso Nicolaidis. On a l’impression que l’Europe, comme beaucoup de régions du monde, est à bout de souffle. Ou plutôt, je devrais dire que c’est la « démocratie électorale » qui est à bout de souffle, car elle tend à imposer aux citoyens des choix binaires simplistes, à créer des camps polarisés et à bannir la nuance et l’ambivalence. Conséquence : nos pays ne sont plus démocratiquement résilients face à des menaces telles que l’ingérence électorale, la surveillance de masse, la désinformation. En outre, la montée de la précarité socio-économique et des vulnérabilités environnementales, combinée à des protections sociales de plus en plus faibles, a alimenté la colère et la méfiance à l’égard des institutions, conduisant à la privation des droits politiques et à l’apathie, et hélas à la montée d’un nouveau type de démocratie réactionnaire ou d’autoritarisme électoral en Europe et dans le reste du monde. Mais ne rejetons pas la faute sur l’électorat. Si la démocratie est à bout de souffle, c’est aussi parce que le demos (le peuple) se sent à l’écart. La règle des gardiens, ou épistocratie, chère à Platon, ainsi que la main mise par l’État et les algorithmes sont en train de vider de sa substance l’essence de la démocratie, à savoir l’autogouvernement. Et bien sûr, la démocratie transnationale ne répond pas aux défis transnationaux.

Cependant, il y a un paradoxe : même si les espaces civiques sont attaqués, ils sont également en train de changer. Nous assistons à de nouvelles formes de démocratie : l’engagement physique et en ligne de la société civile, l’activisme informel, la démocratie intergénérationnelle et les expériences communautaires. Il s’agit d’une troisième transformation démocratique, après la première dans l’Antiquité avec les cités-États démocratiques et la deuxième au XVIIIe siècle avec les parlements nationaux, comme le décrirait Robert Dahl.

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir laquelle de ces deux tendances l’emportera. L’Union européenne, souvent considérée comme un bastion de la démocratie libérale, démontre à la fois la fragilité et la résilience des normes démocratiques et de l’État de droit. Il ne tient qu’à nous d’embrasser la troisième transformation démocratique et de changer la donne. Imaginez notre force si nous devenions une « Europe du pouvoir citoyen » capable de mobiliser l’intelligence et l’action collective à tous les niveaux – local, national et européen – pour répondre de manière plus décisive aux problèmes mondiaux urgents ! Le projet de l’Odyssée démocratique repose sur ce pari démocratique.

 

Missions Publiques. Dans votre « Agenda du décentrement(2) », vous avez fortement insisté sur la nécessité pour l’Europe de se décoloniser et de se décentrer. Ce concept de décentrement sera-t-il intégré au projet de l’Odyssée démocratique ?

Kalypso Nicolaidis. Après les événements du 11 septembre 2001, j’ai initié un programme intitulé « Repenser l’Europe dans un monde non-européen (RENEW) », que j’ai poursuivi pendant 20 ans aux côtés de mes brillant-e-s doctorant-e-s. Aujourd’hui, le défi posé par les puissances non occidentales à la domination occidentale est un élément central de la géopolitique mondiale. Il est essentiel de reconnaître que notre perspective est façonnée par notre propre situation tout comme il est primordial  de considérer à quoi le monde pourrait ressembler depuis d’autres points de vue.

En vérité, les Européens irritent parfois involontairement les autres avec leur arrogance persistante, que ce soit dans les négociations commerciales, l’aide conditionnelle ou la prétendue « promotion de la démocratie ». Pour remédier à cela, nous devons nous poser la question : quels points de vue émergent dans des endroits comme Accra, Lilongwe, Manille, Delhi ou Brasília ? Le décentrage nécessite de reconnaître les limites de notre point de vue eurocentré, de nous engager humblement avec les autres selon leurs termes et d’apprendre des pratiques démocratiques locales diverses, plutôt que d’imposer nos propres modèles. Ce processus, que j’appelle « inverser le regard démocratique », commence par tirer des enseignements de la manière dont les pays ont négocié leurs contrats sociaux et utilisé des mécanismes innovants de partage du pouvoir constitutionnel et citoyen, comme on peut le voir en Afrique du Sud et en Inde. Il implique également l’étude des méthodes participatives et des stratégies employées par les jeunes et la société civile, y compris leur utilisation des médias sociaux pour l’engagement. Il y a aussi des leçons à tirer de la manière dont d’autres organisations régionales traitent les pathologies démocratiques de leurs États membres.

Notre voyage commence à la maison, mais nous espérons avoir l’élan de le poursuivre bientôt au-delà de nos frontières, en nous appuyant sur le travail de Missions Publiques et d’autres réseaux démocratiques mondiaux. Nous intégrons des enseignements des pays non occidentaux, à mesure que nous concevons et facilitons notre Assemblée pilote. Cela est particulièrement pertinent car des pays du sud sont traditionnellement moins attachés à la démocratie électorale et sont plus ouverts aux expériences de démocratie participative. La démocratie holistique, ou l’ambition de combiner des pratiques démocratiques électorales, participatives, délibératives et directes, devient ainsi un agenda partagé entre les Occidentaux et les non-Occidentaux.

En fin de compte, nous reconnaissons que les expériences européennes ne sont ni homogènes ni uniquement  » européennes « . Si une Assemblée permanente transnationale est un élément essentiel du renouveau démocratique en Europe, nous devons ouvrir notre imagination à un changement politique radical, ici, là-bas et partout.

En lire davantage sur le projet de l’Odyssée Démocratique sur le site internet des institutions européennes : https://www.eui.eu/en/academic-units/school-of-transnational-governance/stg-projects/transnational-democracy-programme/the-democratic-odyssey


(1)Le consortium rassemble les organisations Missions Publiques, Particip-Action, European Alternatives, la Fondation Démocratie et Culture, MehrDemokratie, DemNext, ELIAMEP, The Real Deal, Phoenix, Capitale Européenne de la Démocratie, ainsi que les Fondations Berggruen et Salvia
(2)The decentering agenda: A post-colonial approach to EU external action by Nora Fisher-Onar and Kalypso Nicolaidis, Sage Publications, Ltd, 2021.
Partager
Paramètres de Confidentialité
Quand vous visitez notre site internet, il peut stocker des informations via votre navigateur concernant différents services, généralement sous la forme de cookies. Ici, vous pouvez changeer vos paramètres de confidentialité. Veuillez noter que bloquer certains cookies peut impacter votre expérience sur notre site internet et les services que vous nous proposons.