Comment prendre en compte les publics précaires dans les politiques énergétiques ? Comment atteindre les objectifs internationaux de réduction des gaz à effet de serre et éviter l’enracinement des inégalités sociales et économiques ? C’est l’ambition du projet européen « Fair Energy Transition for All » (FETA) initié et coordonné par la Fondation Roi Baudouin (1). L’originalité de la démarche : impliquer 1000 citoyen.ne.s en précarité et non visibles dans les débats sur la transition énergétique, consulter 200 expert.e.s et organiser 90 groupes de discussion dans 9 pays de l’Union européenne (2). Pascale Taminiaux, coordinatrice du projet, revient sur les objectifs et les premiers résultats.
Missions Publiques. La méthode utilisée dans la démarche est singulière (3) : dans un premier temps, des dialogues avec des personnes vulnérables à l’échelle de chaque pays ; des réflexions d’experts qui élaborent des recommandations politiques et des forums avec des citoyen.ne.s précarisé.e.s pour l’examen et la finalisation des avis…
Pascale Taminiaux. Avec cette méthode innovante, nous apprenons chemin faisant. Le premier objectif de la démarche est d’écouter les personnes les plus vulnérables et les plus éloignées des débats en cours et non représentées via des structures existantes. Comment aller vers elles ? Comment les accrocher et comment les intégrer dans le processus de développement des politiques ? A la Fondation Roi Baudouin, nous avons testé toutes une série de méthodes participatives avec les conférences citoyennes, entre autres, mais qui n’incluaient pas forcément ce public que l’on dit invisible. Sur le sujet de la transition énergétique juste, nous avons donc mis en place une méthode ad hoc pour travailler au plus près des personnes vulnérables, en les rencontrant via des organisations locales qui sont en contact régulier avec elles mais qui ne représentent pas le secteur de la lutte contre la pauvreté : associations de quartier, restaurants sociaux, relais, centres médicaux, clubs de loisirs, groupes d’entraide, etc.
Le projet comprend différentes phases de dialogue : le recueil de la parole des citoyens les plus vulnérables qui vient nourrir, dans un deuxième temps, le débat entre experts qui développent une première série de recommandations. Ces dernières seront présentées aux citoyens lors des forums de l’énergie qui se tiendront dans les 9 pays européens participants. Voilà comment nous vivons les travaux : impliquer, valider, changer, avancer… une méthodologie qui sera sans doute amenée à évoluer par la suite sur d’autres thématiques.
Missions Publiques. Quelle est la vision de la participation citoyenne de la Fondation Roi Baudouin ? Le projet FETA l’a-t-il fait évoluée ?
Pascale Taminiaux. Il y a quelques années, nous avons mis un programme en place qui visait à tester une série de méthodes participatives pour impliquer les citoyennes et les citoyens dans les décisions qu’elles soient publiques ou privées. Notre ambition, à la Fondation, c’est d’améliorer la qualité de vie des citoyennes et citoyens en Belgique, en Europe et dans le monde. C’est pourquoi, nous travaillons sur des thématiques à forte valeur sociétale. Et nous savons que pour élaborer des solutions et produire des recommandations qui collent au plus près des besoins des personnes vulnérables, il faut d’abord les écouter. C’est le défi quelle que soit la thématique : parvenir à capter les besoins des personnes que l’on ne voit pas et qui ne participent pas.
Nous avons travaillé sur un projet autour de la fréquentation des lieux d’accueil de la petite enfance qui, on le sait, malgré leur accessibilité et leur gratuité, sont peu fréquentés par les familles les plus vulnérables. Nous utilisons la même méthodologie pour comprendre pourquoi et faire en sorte que ces services puissent s’adapter au mieux à leurs besoins et assurer une fréquentation durable de ces structures. La participation est, pour nous, un moyen d’arriver à des objectifs et faire en sorte qu’il y ait un meilleur impact.
"Il y a une volonté commune d’agir, mais les participant-e-s ressentent un pouvoir d’action limité en premier lieu par les contraintes économiques.
Pascale Taminiaux
Coordinatrice du projet à la Fondation Roi Baudouin
Missions Publiques. Le choix d’un public cible plutôt qu’un mini-public représentatif s’avère-t-il concluant ? A-t-il mis à l’agenda des sujets auxquels vous et les experts ne vous attendiez pas sur le sujet de l’énergie ?
Pascale Taminiaux. Nous sommes en effet dans un travail de recherche qualitative avec un nombre limité de citoyens pour éclairer les personnes qui développent des politiques. Jusqu’à présent, sur la thématique de l’énergie, cela nous permet de confirmer, d’illustrer et d’aller un peu plus en profondeur sur la perception et la compréhension de ces profils qui, par ailleurs, ont souvent de très bonnes idées. L’évaluation est en cours mais la première présentation des résultats a confirmé l’intérêt et surtout la compréhension des enjeux par ce public.
A l’échelle des neuf pays se dégage une bonne compréhension du réchauffement climatique par ces personnes, mais le concept de transition énergétique (4) reste assez flou pour elles. Il y a une volonté commune d’agir, mais elles ressentent un pouvoir d’action limité en premier lieu par les contraintes économiques. Ce frein engendre un manque de confiance dans les institutions. C’est un des résultats clés : le manque de confiance dans les outils et les institutions qui sont en place pour assurer la transition énergétique. C’est donc une donnée essentielle pour développer une transition beaucoup plus juste : un besoin d’informations claires, un soutien financier comme la création d’un fonds pour les publics précaires et une volonté de participer à la gestion de cet outil.
Missions Publiques. Il ne s’agit que des premiers résultats mais existe-t-il des lignes de convergence ou de fracture entre les neufs pays européens qui ont participé au projet ?
Pascale Taminiaux. La tendance que je viens de décrire est valable dans l’ensemble des pays. Bien sûr, la volonté de participer à la gestion d’un fond de soutien est plus marquée dans certains pays. On sent également un souhait d’approches locales et portées par les citoyens, plutôt que des mesures contraignantes. C’est le cas en particulier dans les pays des anciens blocs de l’Est, qui ont connu par le passé des approches plus centralisées. A ce stade, on ne peut pas parler de « divergences » mais il est évident que le contexte dans lequel nous avons rencontré les citoyens, c’est-à-dire la situation socio-économique, le niveau de pauvreté, a joué. Le Danemark n’est pas la Bulgarie, le niveau de confiance donnée aux institutions n’est pas le même et les thématiques qui leur tiennent à cœur non plus. Par exemple, aux Pays-Bas, les citoyens interrogés ont fortement insisté sur les transports et la mobilité. En Bulgarie et en Pologne, la qualité du logement et l’accès à des moyens de chauffage autres que le bois, ont été des sujets prédominants. Mais en termes de lignes de fond, je pense qu’il y a des consensus sur les constats.
Missions Publiques. Pour rebondir sur la question du contexte, vous avez lancé la démarche alors que la France connaissant la crise des Gilets jaunes, liée entre autres aux questions de l’énergie. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine a des répercussions, entre autres, sur les prix de l’essence. Comment avez-vous intégré cette nouvelle donne ?
Pascale Taminiaux. Nous avons en effet commencé à réfléchir à la thématique il y a deux/trois ans avec comme volonté de combiner un sujet émergent et des publics oubliés. Nous souhaitions faire le lien avec des travaux que nous avions menés sur la précarité énergétique où nous avions constaté qu’une partie de la population ne faisait pas partie des prises de décision alors qu’elle était directement concernée par la problématique et les solutions. Sans le vouloir, nous avons malheureusement touché juste. Il y a d’abord eu le confinement. Les personnes sont restées à domicile, les consommations d’eau et d’électricité ont augmenté et cette crise nous a rappelé l’importance de la qualité des logements, en particulier pour les personnes précaires. A leur échelle, tous les pays font face à la crise climatique. En Belgique par exemple, nous avons connu les inondations et les personnes les plus vulnérables, logées dans des habitats temporaires proches des cours d’eau, ont été particulièrement touchées. Et aujourd’hui, la guerre en Ukraine. Les dialogues que nous avons menés avec des citoyens vulnérables ont eu lieu avant la guerre Ukraine ; un de nos partenaires, Deutsche Bundesstiftung Umwelt, va retourner vers une partie des personnes rencontrées en Pologne, en Allemagne et en Bulgarie pour comprendre si et comment ce conflit peut avoir influé sur leurs perceptions et leurs craintes sur la transition énergétique.
Tous ces facteurs rendent le sujet encore plus urgent et pertinent. Tout l’enjeu est désormais de passer de la théorie des grandes lignes politiques à l’action et à la mise en œuvre. Ce n’est que le début d’une grande aventure qui devrait aboutir d’ici quelques mois à des recommandations clés. Les résultats finaux seront ensuite publiés au niveau national et au niveau européen. Ils seront présentés aux principaux décideurs afin de les sensibiliser aux préoccupations et aux idées des personnes vulnérables et de promouvoir leur intégration dans le processus d’élaboration des politiques.