Missions Publiques : « Démocratie, valeurs, droits, État de droit, sécurité » sera la thématique phare de l’un des Panels Citoyens de la Conférence. Comment mettre ces sujets, souvent fortement controversés, en discussion avec les citoyens ? Quelles sont les grandes questions à leur poser selon vous ?
Olivier Costa : Je pense que cette thématique était indispensable puisque la Conférence se situe dans le sillage de 30 ans de réflexion sur le déficit démocratique à l’échelle européenne sur les insatisfactions qui se font jour parmi les citoyens. Parmi ces insatisfactions, on peut citer celles relative au fonctionnement de l’UE, c’est-à-dire les critiques récurrentes quant à l’élitisme, au manque de transparence, au sentiment que les décisions sont prises par une minorité de personnes qui se réunissent à Bruxelles à huis clos… Si la Conférence vise à répondre à ces insatisfactions, il faut traiter en priorité de la question de la démocratie et des valeurs démocratiques.
Mais avant de se lancer dans le choix des questions qui vont structurer le débat du Panel de citoyens, je pense que l’on doit avoir une discussion de fond sur ce que l’on attend de ce Panel et sur la nature de ces questions. Différentes options sont envisageables. On peut commencer par des questions très ouvertes, au début de Panel, et demander aux citoyens s’ils pensent que l’Union est démocratique. Ils pourront s’exprimer très librement par rapport à ça. Et ensuite, il peut y avoir des questions plus cadrées, où l’on demanderait aux participants d’évaluer plus précisément ce qu’ils pensent du degré de participation dans l’UE, s’ils ont une compréhension précise de tel ou tel sujet, et ensuite en venir à des questions plus techniques : « Est-ce que vous pensez que le.a présidente de la Commission doit être élu.e à l’occasion des élections européennes ? » ou encore « pensez-vous que le Conseil européen doit donner des instructions à la Commission ? », etc.
On sait qu’on ne pourra pas parler de tout à la fois, que certains choix sont indécidables et qu’on manquera sans doute de temps pour approfondir les sujets. Il y a donc des choix stratégiques à opérer sur le niveau, plus ou moins général, auquel on situe le débat. « Est-il possible d’avoir un fonctionnement démocratique à l’échelle européenne ? » est une grande question, qui mérite d’être posée et qui est loin d’être anodine. Pourtant, je ne pense pas qu’elle soit à l’ordre du jour, et c’est dommage. A l’inverse, on peut cadrer davantage les débats et poser des questions comme : « Etes-vous satisfaits du mode d’élection des parlementaires européens aujourd’hui ? » ou « Faut-il des listes transnationales ? » On ignore s’il s’agit, au sein des Panels de citoyens, de lancer une grande réflexion de fond ou d’organiser un débat autour d’enjeux précis. Bien sûr, les deux approches ont leur pertinence et leurs vertus, et elles peuvent se compléter, mais la Conférence aujourd’hui souffre de cette ambiguïté.
Il y a selon moi deux sortes de risques qui s’attachent aux Panels. Si l’on reste sur des questions d’ordre très général, les débats risquent d’être triviaux, et centrés autour de questions déjà cent fois discutées. En effet, la polémique autour du déficit démocratique de l’UE ne date pas d’hier, et les arguments sont connus. Beaucoup de citoyens vont dire qu’ils se sentent avant tout nationaux, et donc que l’UE n’est pas un niveau pertinent pour faire de la politique et développer des procédures démocratiques. Les divergences entre eurosceptiques et europhiles sont, elles aussi, bien connues. Il serait dommage que les débats du Panel restent bloqués sur de tels clivages, très généraux et qui ne débouchent sur aucune synthèse. A l’inverse, si l’on va vers quelque chose de plus précis, le risque est de conclure que le débat a été confisqué, qu’on a demandé aux citoyens de se prononcer sur des questions très techniques – le mode de scrutin aux élections européennes, le nombre de députés, les mécanismes de la responsabilité politique de la Commission… Ce serait frustrant pour celles et ceux qui avaient des attentes plus larges, plus philosophiques. C’est à la fois la beauté et la difficulté des exercices délibératifs : il faut d’abord se mettre d’accord sur ce dont on va parler et la manière dont on va le faire, et cela prend du temps. La Conférence ayant un calendrier très serré, je ne pense pas que ce temps soit disponible et il va falloir faire des arbitrages en amont. La meilleure solution, selon moi, est celle de l’entonnoir : elle consiste à commencer par des questions plus générales pour aller vers des questions plus précises, que l’on fait découler des premières. Cette approche contentera davantage de participants.
Sur la thématique des valeurs et de la démocratie, le nombre de controverses est considérable. Chaque controverse en elle-même mériterait un Panel. Si l’on prend la question des valeurs, il y a un débat fondamental à tenir entre, d’un côté, celles et ceux pour qui l’intégration européenne n’est possible qu’entre des États qui partagent des valeurs fondamentales (respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit, respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités), et de l’autre, ceux et celles, qui comme les leaders hongrois et polonais par exemple, estiment que l’intégration européenne doit être avant tout un grand marché, et ne doit pas se préoccuper des valeurs et s’ingérer dans les choix faits par les Etats en la matière.
Missions Publiques : Qu’en est-il de l’équilibre des pouvoirs entre les institutions ? Des tensions entre les institutions ? Du système électoral européen ?
Olivier Costa : L’équilibre des pouvoirs entre les institutions est un vrai sujet. Il y a depuis toujours une tension entre des institutions – Parlement européen, Commission, Conseil des ministres, Conseil européen… – qui ont chacune une forme de légitimité et une conception de l’intérêt général européen. C’est toutefois un débat difficile à mener et il convient de réfléchir aux prérequis. Personnellement, il m’a fallu 20 ans pour avoir un avis informé sur la question du régime politique de l’Union, et je vois mal comment on peut en débattre utilement sans un minimum de connaissances. Pour approfondir ces sujets, il est nécessaire d’avoir une certaine maitrise des institutions, sinon c’est un débat qui tourne à vide. Ce serait le cas de question comme : « Pensez-vous que le Conseil européen a pris trop d’importance dans le fonctionnement de l’UE ? » ou encore « Le Parlement européen doit-il voter les ressources propres ? ».
En revanche, l’idée de mettre en débat le système électoral européen est intéressante : les détails sont très complexes, mais les principes généraux sont simples. Les citoyens ont une certaine familiarité avec les élections européennes telles qu’elles se pratiquent depuis maintenant 40 ans. Cette discussion renvoie à des perceptions, des envies et des points de vue subjectifs, et je pense qu’on aura là un débat intéressant et constructif. Les citoyens seront donc amenés à penser s’ils acceptent ou non de donner un caractère plus européen aux élections européennes : c’est un choix politique que chaque citoyen peut faire. De même, la question des listes transnationales peut sembler complexe au premier abord, mais elle ne l’est pas tant que ça. En l’espace de dix minutes, on peut cerner les grands enjeux et laisser les participants du Panel exprimer leurs points de vue.
Ces débats sont captivants car ils établissent un pont entre des interrogations fondamentales (les citoyens se sentent-ils européens ? Reconnaissent-ils l’UE comme un espace de débat démocratique ?) et des interrogations techniques et plus précises (de quelle manière faut-il élire les députés ?). C’est comme cela qu’on fait avancer le débat.
Missions Publiques : Une véritable démocratie est celle qui garantit le respect des droits des minorités plutôt que de suivre la volonté de la majorité. Pensez-vous que ce Panel devrait mettre l’accent sur les communautés en Europe dont les droits sont bafoués (LGBTQI+, les femmes, les communautés Roms etc.…) ?
Olivier Costa : Avant de pouvoir répondre à cette question, il faut en poser trois autres : est-ce qu’un « nous » existe à l’échelle européenne ? Quel est le périmètre de ce « nous » ? De quoi est-il fait ? Il faut interroger l’existence et la nature du groupe qui, dans une démocratie, légitime l’existence même de cette démocratie. On ne peut prendre des décisions collectives que dans un groupe qui a du sens pour ses membres : une famille, une résidence, une ville, un pays. Et seules certaines décisions peuvent être prises à l’échelle de ce groupe. Il faut donc réfléchir à ce que signifie le « nous » européen, à ses valeurs et objectifs, au type de décisions que l’on accepte de prendre ensemble, et à la manière dont on veut le faire.
La question de l’identité européenne est très complexe, mais elle l’est moins si l’on réfléchit à qui singularise l’UE par rapport aux autres grands ensembles. Il n’est pas facile de dire en quoi on est européen, mais sitôt que l’on compare l’UE à la Russie, à la Chine, aux Etats-Unis, à l’Amérique latine ou à l’Afrique australe, trouver ce que l’on a en commun vient plus facilement à l’esprit.
Aussi, la question des minorités et de la manière dont elles sont traitées devient un sujet central, un marqueur de ce qui fait l’identité européenne – de même que son rapport au développement durable ou à la cohésion sociale. C’est ce qui fait l’importance des droits des groupes LGBTQI+, des femmes ou de la communauté Rom. Car il y a en la matière de profonds clivages dans l’Union européenne, notamment entre l’Est et l’Ouest. Ce qui se joue, ce n’est pas l’adhésion ou le rejet des « valeurs européennes », mais désormais un conflit entre différentes conceptions de celles-ci. Viktor Orban ne dit pas qu’il n’est pas européen ou qu’il rejette les valeurs européennes : il dit qu’il est européen à sa façon et qu’il défend une conception des valeurs européennes qui n’est pas celle de Bruxelles. Il défend une Europe fondée sur des grands principes comme la famille, la nation, la tradition, la religion, l’ordre, etc. Et les deux discours divergent radicalement quand il s’agit des droits de certaines communautés.
« Viktor Orban ne dit pas qu’il n’est pas européen ou qu’il rejette les valeurs européennes : il dit qu’il est européen à sa façon et qu’il défend une conception des valeurs européennes qui n’est pas celle de Bruxelles. Il défend une Europe fondée sur des grands principes comme la famille, la nation, la tradition, la religion, l’ordre, etc. Et les deux discours divergent radicalement quand il s’agit des droits de certaines communautés.
La Conférence doit donc se pencher sur ces enjeux : quel est le droit des femmes à disposer de leur corps comme elles le souhaitent ? Quels sont les droits des minorités ethniques en Europe ? Quels sont les droits des citoyens LGBTQI+ ? Sur ces questions, on a un divorce croissant entre Bruxelles d’un côté, qui porte un discours progressiste et avancé, fondé sur des valeurs qu’on pourrait qualifier de post-modernes, et de l’autre des personnes qui sont radicalement opposées à cela et qui instrumentalisent le phénomène à des fins politiques.
Ces thématiques polémiques seront un des nœuds de ce Panel. Il ne faut pas en faire abstraction : il faut parler de ce qui fait débat, entre ceux qui pensent que l’Union doit promouvoir des valeurs progressistes, qui contribuent à rendre les sociétés plus libres et inclusives, et ceux qui pensent qu’elles sont un outrage à leur façon de penser et de vivre.
Missions Publiques : Pensez-vous que ce Panel, en se focalisant sur l’essence même des valeurs européennes, va accroître le sentiment d’appartenance des Européens à l’UE ?
Olivier Costa : Les citoyens n’acceptent les décisions prises par un système politique, même démocratique, que s’ils ont un sentiment d’appartenance à la communauté qu’il régule. Il faut que la communauté dans laquelle on vit fasse sens pour accepter qu’on y prenne des décisions collectives. Je pense qu’aujourd’hui, l’UE est pertinente pour beaucoup de citoyens, mais seulement pour un nombre limité de politiques. Car l’UE n’est clairement pas une fédération. Ce projet politique est en effet entouré de trop d’inconnues.
Il y a d’abord de profondes ambivalences quant aux objectifs mêmes de l’UE : est-ce un projet économique, politique, social, militaire ? Ensuite, le processus décisionnel est quasiment inconnu du grand public : qui décide de quoi et comment ? Quels sont les principes qui guident le fonctionnement de l’UE ? La troisième inconnue tient à la communauté que forme l’UE : son périmètre change constamment, au fil des élargissements et avec le Brexit, et ses limites sont un peu arbitraires. Un Roumain peut se sentir plus proche d’un Moldave que d’un Irlandais ou d’un Portugais, de même qu’un Français plus proche d’un Québécois ou d’un Suisse francophone que d’un Letton ou d’un Croate. Pour l’heure, il n’y a pas de peuple européen car il n’y a pas un sentiment d’appartenance suffisamment fort pour accepter la violence de la règle majoritaire pour tout ce qui touche aux questions les plus politiques. La Conférence a le grand mérite d’ouvrir le débat sur tous ces points, et d’y associer les citoyens. En somme, il s’agit tout simplement de discuter ouvertement de ce que les Européens peuvent et veulent faire ensemble.