Les symptômes de tensions sociales et de crise démocratique sont aujourd’hui criants, alors même que nous sommes confrontés à de redoutables défis (crise écologique, révolution numérique, évolution démographique, etc.). Néanmoins, le sentiment que notre modèle actuel n’est pas soutenable – largement exprimé lors de la pandémie de Covid-19, notamment – se heurte à l’impression qu’aucun changement d’ampleur n’est possible. Serions-nous dans l’incapacité de renégocier collectivement ce que nous avons appelé notre « contrat social », c’est-à-dire les arrangements et compromis de notre société, ou du moins certaines de ses composantes ? À quelles conditions cette renégociation pourrait-elle advenir ? Ces questions sont massives, parfois intimidantes, mais la situation sociale et politique actuelle impose de les mettre à l’ordre du jour.
Le contrat social représente les « règles du jeu » de notre vie en société. C’est un ensemble d’attentes et de compromis collectifs, qui englobe les droits dont nous jouissons, les devoirs que nous acceptons, les responsabilités qui incombent aux institutions et les récits auxquels nous croyons. Il se traduit de manière sensible dans quatre grands pactes : démocratie, travail, consommation et sécurité. Une question constitue le fil rouge du travail engagé depuis deux ans par l’Iddri et HotorCool : quel nouveau contrat social nous permettra à la fois de répondre aux défaillances actuelles et de vivre en société sans excéder les limites planétaires ? Cette interrogation peut légitimement déconcerter, tant par son idéalisme que par son ambition. Pourtant, nombreux ont été les moments historiques où notre contrat social, ou plutôt certains de ses pactes, ont été amendés, et ce notamment grâce à l’impulsion de certains mouvements sociaux.
Dans quel cas peut-on identifier un « temps fort » de renégociation (1) ?
Tout d’abord, il y a renégociation de pacte lorsqu’un amendement ou un avenant à nos arrangements collectifs modifie de manière significative la nature de la contrepartie promise ou du devoir exigé (ex. un revenu de solidarité active [RSA] revu de manière à requérir des heures d’activité de la part de l’allocataire, pour qu’il puisse toucher ses aides). Une renégociation peut aussi contribuer à changer le statut symbolique d’un groupe et ses relations aux autres groupes (ex. la loi du mariage pour tous atténue la minoration des couples homosexuels). Les renégociations de pactes qui retiennent notre attention – parce qu’elles font l’objet de promesses particulièrement centrales dans l’histoire française – sont celles qui encouragent des processus d’égalisation ou de démocratisation, notamment via la sécurisation (ex : instauration de la Sécurité sociale en 1945), l’amélioration des conditions de vie (ex : congés payés en 1936), la participation politique (ex : droit de vote des femmes en 1944) ou l’ascension sociale (ex : école gratuite et obligatoire pour toutes et tous) des plus précaires. À terme, une renégociation de pacte sert généralement de tremplin à d’autres lois ou amendements à venir qui s’inscrivent dans la même ambition, et elle change par-là même les réflexes culturels et politiques ainsi que les récits d’une société. Les processus de négociation qui nous intéressent – parce que nous les estimons susceptibles d’amorcer un changement assez notable de pacte – se situent selon nous au croisement de ces quatre dimensions.
Les principaux amendements du contrat social que nous tendons à retenir ont certes eu une importance historique (grèves qui ont suivi la victoire du Front populaire en France en 1936, programme « Les Jours heureux » de 1944 (2), ou rapport Beveridge en 1942 au Royaume-Uni3). Mais nos critères permettent d’établir que d’autres révisions de pactes, plus ciblées, permettent également d’actualiser de manière significative nos arrangements communs, et de répondre à de nouvelles requêtes sociales : l’inscription d’une loi dans le Code du travail, une légalisation ou une réglementation sont des leviers ordinaires de progrès social. D’une façon générale, s’il est vrai que les changements de pacte sont occasionnés par des processus longs et une multitude de paramètres parfois peu maîtrisables (contexte, évolution des mentalités, influence d’un mouvement social, etc.), ils en passent nécessairement par une étape de négociation consciente entre différentes parties prenantes de la société : c’est cette étape que nous souhaitons analyser.
S’intéresser à la renégociation repose en outre sur l’idée que les élections sont pour l’heure insuffisantes pour construire des propositions et des projets suffisamment transformateurs et informés par les aspirations citoyennes.
L’exploration que nous souhaitons mener est double. Il s’agit d’une part de se demander si de nouveaux dispositifs démocratiques permettraient aux citoyens de peser dans l’orientation politique et sociale du pays – dans un contexte de crise démocratique et de défiance (4) , de distance entre les citoyens et les décideurs, et d’un modèle représentatif estimé insuffisant.
Il s’agit également d’identifier, au niveau des acteurs de la décision et des institutions, les conditions qui favorisent l’exercice de la négociation au sein de notre démocratie, c’est à-dire les facteurs qui rendent cette négociation nécessaire aux yeux des acteurs dotés d’un pouvoir de changement, ainsi que les formes prises par une telle négociation. Ces conditions favorables à la négociation peuvent être des outils (législation, politiques publiques, expérimentations locales, réformes institutionnelles, etc.) ou des éléments contextuels (confiance citoyenne forte, dialogue consolidé des acteurs et des institutions, surgissement d’une crise, etc.).
Nous abordons ces deux orientations dans les sections suivantes.
Afin de mieux appréhender les intérêts et les limites des dispositifs citoyens, nous pouvons nous appuyer sur les enseignements des exercices récents (5) de démocratie délibérative (6).
En ce qu’elle offre une arène de discussion commune à des citoyens issus d’horizons sociaux divers, la démocratie délibérative présente un intérêt en tant que telle : elle met l’accent sur la discussion publique et l’argumentation entre citoyens pour proposer des orientations collectives en faveur du bien commun.
Fondées sur des méthodes inclusives et des dispositifs pédagogiques d’information, les conventions citoyennes ambitionnent d’assurer une délibération de qualité afin de former une opinion publique éclairée, utile à l’orientation du débat public.
Sont-elles propices à la remise en discussion sérieuse de notre contrat social ? Il semblerait que oui, car force est de constater que les discussions des citoyens dans ces dispositifs débouchent sur des remises en question de nos arrangements collectifs et des pistes de réflexion quant à leur évolution. Par exemple, les discutants de la Convention citoyenne pour le climat (CCC)(7) ont perçu que le statu quo n’était pas tenable face à l’urgence environnementale, que le projet de société basé sur l’abondance des ressources et la promesse d’une croissance matérielle sans limites avait fait son temps ; et, pour aller au-delà de ce constat, se sont interrogés sur des éléments aussi structurants que l’aménagement du territoire, le temps dédié au travail (8), mais aussi les métiers estimés utiles pour la transition écologique et les modèles d’affaire, notre rapport à la nature (9), etc. Autre exemple, dans le cadre de la consultation en amont d’un projet de loi sur la réforme des retraites organisée en 2019 par le gouvernement français, les citoyens participants ont mis le doigt sur un certain nombre de questions clés, dont certaines ont été jugées hors sujet par les commanditaires, pour penser l’avenir des retraites : quels seront les emplois nécessaires à l’avenir, face à l’arrivée massive de l’IA et aux défis de la transition écologique ? Comment reconnaître d’autres formes d’activités utiles à la société et non salariées ? Comment aider les personnes à changer d’emploi et à se former tout au long de la vie ?
Ces questionnements conduisent alors les citoyens à s’interroger sur l’organisation même de notre société, et à identifier les droits et les devoirs qui incombent différemment aux groupes sociaux – c’est-à-dire qu’ils entrent en discussion à la fois sur nos normes de justice, mais également sur leur traduction en compromis et en pratiques acceptables : quelle est la juste répartition des efforts entre les citoyens individuels, les acteurs économiques et les pouvoirs publics pour faire évoluer nos modes de vie ? Quelles sont les contraintes jugées acceptables et à quelles conditions d’accompagnement ? À travers la discussion de compromis, un nouveau projet de société se dessine. Toutefois, à ce stade, aucun exercice ne s’est véritablement donné les moyens de traiter ces questions, en premier lieu parce que ce n’est pas l’attente des commanditaires, davantage rassurés par la recherche de solutions techniques.
Néanmoins une délibération citoyenne n’a pas seule le pouvoir de faire bouger le monde réel et les compromis collectifs à l’œuvre. Et on peut regretter que l’avis de la CCC ne soit pas devenu une base pour rediscuter, avec les parties prenantes, d’un nouveau contrat social articulé autour de la transition écologique. Il a été au mieux ignoré ou raillé, au pire attaqué par les groupes de pression menacés par les mesures proposées. En d’autres termes, la discussion entre parties prenantes à la suite des propositions de la CCC n’a pas suscité de véritables négociations politiques portées et assumées dans l’espace public. Un chaînon reste donc à inventer pour relier délibération démocratique, actions collectives et décisions politiques, trop souvent envisagées en silo.
Une délibération impliquant directement citoyens et parties prenantes pourrait permettre d’offrir une traduction politique aux compromis envisagés par les conventions, sur la base des aspirations citoyennes (10). Un précédent peu connu constitue un exemple stimulant : pendant la Conférence sur l’avenir de l’Europe, après les 4 panels citoyens européens (11), une assemblée plénière constituée entre autres de membres du Parlement européen, de la Commission et des parlements nationaux (12) s’est réunie à 4 reprises pour bâtir, à partir de ces recommandations citoyennes, des propositions finales communes – et ce sous l’œil attentif d’ambassadrices et d’ambassadeurs de chaque panel pour veiller à ce que les propositions finales ne soient pas moins-disantes. Cette expérience hybride, si elle présentait certes quelques limites (13), constitue une nouvelle manière d’intégrer activement la voix des citoyens comme base d’échange entre acteurs aux intérêts contradictoires, qui mériterait d’être explorée.
Comme évoqué précédemment, nous entendons par « négociation » tous les processus institutionnels, politiques et sociaux par lesquels un contrat social peut se trouver changé, ou amendé. Par ailleurs, envisagée comme un dispositif entre acteurs ou comme une culture politique, la négociation est une discussion qui vise à surmonter l’impasse du désaccord par un arrangement commun (plutôt que la recherche d’un consensus), qui certes implique des gains et des pertes, mais qui semble équitable aux parties-prenantes impliquées ou du moins meilleur que l’alternative. La négociation nous semble donc particulièrement à même de modifier le contrat social en un sens démocratique.
Instruit par ces hypothèses, et dans la perspective d’une renégociation d’une partie ou de l’intégralité de notre contrat social, l’Iddri souhaite mener une enquête sur les conditions d’une négociation fructueuse. Dans la situation de crises multiples qui est la nôtre (crise de confiance démocratique, tensions sociales, crise environnementale), il apparaît nécessaire d’échanger avec les acteurs directement concernés par ces processus de négociation. Qu’est-ce que des événements récents de négociation, ou même des tentatives avortées, nous disent des ingrédients nécessaires à la conduite du changement ? Le fait est que les acteurs – décideurs politiques et syndicaux, patronat, mouvements citoyens – n’envisagent la nécessité du changement que lorsqu’ils en éprouvent le besoin, et lorsque la perspective de ne pas avoir d’accord est pire que de s’engager dans un processus d’accord (14); et les nombreuses alertes (sociales, environnementales, etc.) actuellement formulées semblent à ce jour insuffisantes pour susciter de réelles volontés de négociations. Qu’est-ce qui détermine donc, chez ces derniers, leur appréciation du « besoin de changement », et leur capacité à le faire ? Quels types de constats et d’ingrédients, notamment au niveau des motivations à négocier (imminence d’une crise, conscience d’un coût politique à engager ou éviter la négociation) et de ses conditions de réussite (nécessité d’un socle de confiance entre les interlocuteurs, perspective d’un gain à court ou moyen terme, etc.), doivent être partagés pour que des acteurs s’engagent collectivement dans une négociation ?
Pour identifier les conditions propices à la renégociation de notre contrat social, nous conduirons une vingtaine d’entretiens avec des acteurs et d’actrices rompus à la décision/négociation, par leur expérience, leur engagement ou leur profession, dans des domaines divers (syndicats, patronats, ONG, société civile, élus, entreprises, etc.). Ces entretiens nous renseigneront sur les conditions d’une négociation collective. Nous devrons également nous interroger sur la complémentarité entre délibération et négociation. Quelle peut être la place de processus délibératifs, y compris avec le format hybride décrit précédemment, dans un travail plus général de négociation ? En est-elle une séquence, un dispositif parallèle ou justement le barycentre d’un processus d’amendement de pacte(s) ?
Nous espérons ainsi gagner en connaissance sur les conditions d’une négociation collective fructueuse, envisageable à des niveaux multiples, et poser les premières pierres d’une mise en discussion de nos pactes sociaux, voire de notre contrat social actuel. On peut gager que la polycrise que nous vivons est l’occasion inédite de travailler au renouveau de notre démocratie, tant l’impératif de transition touche au cœur de nos arrangements, de nos modes de vie, et suscite de la conflictualité. Une prise en charge réussie et proprement démocratique de ces défis, et une capacité à élaborer des compromis « au coeur de la tempête » pourraient par ailleurs être le moyen de susciter de nouveau la confiance en nos institutions (15).
Cet article a été publié par l’IDDRI.
(2) https://museedelaresistanceenligne.org/media6651-Les-jours-heureux-par-le-CNR
(3) https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/rapport-beveridge/
(4) https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/etudes-enquetes/barometre-confiance-politique/
(5) Si nombreux que l’OCDE évoque une « vague délibérative » pour qualifier « la diffusion des mini-publics de citoyens tirés au sort » (https://one.oecd.org/document/GOV/PGC/OG(2020)3/en/pdf ). Quant aux chercheurs, ils mentionnent un « tournant délibératif » (Blondiaux Loïc, Manin Bernard, 2021, Le tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po). Cet élan suscite un débat constructif qui explore les avantages et les limites d’un tel modèle plus participatif, mais souligne également l’importance des autres processus de démocratisation (irréductibles à un simple surcroît de participation directe). Voir Nicolas Rio et Manon Loisel, Pour en finir avec la démocratie participative, Paris, éd. Textuel, 2024.
(6) Notamment les conventions citoyennes menées par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), sur le climat en 2019-2020 et sur la fin de vie en 2022-2023, et d’autres assemblées citoyennes locales ou nationales, voire européennes, qui se sont répandues ces dix dernières années.
(7) https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/
(8) Les participants à la Convention citoyenne pour le climat avaient fait une proposition de réduction du temps de travail, à 28 heures par semaine, finalement non retenue.
(9) Les participants à la Convention citoyenne pour le climat ont souhaité élargir le mandat qui leur a été confié par le Premier ministre à la question de la biodiversité, mais cela leur a été refusé. Ils ont toutefois proposé avec succès la reconnaissance du délit d’écocide, inscrit dans la loi Climat et Résilience (2021).
(10) Notons à cet égard que les cahiers de doléances et autres matériaux issus du Grand Débat national (2018) constituent aussi une source sous-utilisée sur les aspirations citoyennes et les injustices ressenties.
(11) Chaque panel a réuni 200 citoyens tirés au sort dans les 27 États membres pendant 3 week-ends pour écrire des recommandations sur l’avenir de l’Europe.
(12) Cette Assemblée rassemblait des membres du Parlement européen, du Conseil, de la Commission et des parlements nationaux, ainsi que des représentants d’autres organes de l’UE, des autorités régionales et locales, des partenaires sociaux et de la société civile. Pour en savoir plus : https://www.europarl.europa.eu/topics/fr/article/20220428STO28117/la-conference-adopte-des-propositions-de-changement
(13) On peut regretter que les plénières aient été conduites dans un format bien plus classique et codifié que les panels.
(14) Voir le concept de BATNA (Best Alternative to a Negotiated Agreement) issu de la théorie de la négociation (cf, par ex., https://www.pon.harvard.edu/daily/batna/translate-your-batna-to-the-current-deal/).
(15) Voir https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Autre%20Publication/202205-Note%20re%CC%81forme%20FR_0.pdf