La démultiplication et la complexification des processus de participation citoyenne donnent à la question du statut de citoyen participant une nouvelle dimension. Judith Ferrando et Antoine Vergne ont rédigé l’article sur le sujet dans la dernière édition du DicoPart. La base indispensable d’une discussion sur l’infrastructure nécessaire à une participation citoyenne de qualité et à l’échelle des enjeux de la démocratie moderne. Vos avis bienvenus !
La question du statut juridique de citoyens participants à la vie de la cité n’est pas nouvelle. Elle remonte à aussi loin que la démocratie elle-même. Dans la Grèce antique, la solution trouvée fut celle de l’obole, une pièce de monnaie donnée à tout citoyen (donc mâle de plus de 30 ans) pour lui permettre d’assister à l’assemblée du peuple pendant une journée. Plus récemment la question a fait surface en force lorsque les modèles de type mini-public se sont multiplié et que la question du statut des participants tirés au sort est devenue centrale : les praticiens de la démocratie délibérative se sont rendus compte que le taux de retour aux invitations était faible voire très faible. L’analyse des réponses montre qu’une bonne partie des refus vient de circonstances externes comme le fait que l’employeur n’autorise pas de congés, ou que les personnes ne peuvent couvrir les frais de garde des enfants. La solution jusqu’à présent consiste soit à mettre de plus amples efforts dans le recrutement soit à trouver des solutions de motivation financières ou non. Mais c’est justement cette approche de type « bricolage » qui pousse à une réflexion plus structurelle sur le temps sacralisé pour la démocratie.
La démultiplication et la complexification des processus de participation citoyenne, et notamment le déploiement à l’échelle nationale et européenne de mini publics délibératifs, donnent à la question du statut de citoyen participant une nouvelle dimension. Les 150 membres de la Convention citoyenne sur le Climat en France ont, par exemple, investi huit weekends de leur vie, plus au moins 150 heures en ligne, sans compter des réunions locales. On demande aux participantes du conseil citoyen de la communauté germanophone de Belgique de s’investir sur un an.
Rien que dans l’année 2022 , plusieurs rapports, tribunes et projets font mention, parfois de manière divergente, de la nécessité de mettre en place un statut de citoyen participant : rapport Bernasconi, audit démocratique de la France par Chatham House, appel d’Amiens.
Et ce questionnement dépasse les frontières hexagonales : ainsi une proposition de loi introduite en mars 2022 à la Chambre des représentants de Belgique porte aussi sur le statut du participant citoyen.
LES ENJEUX D’UN STATUT CITOYEN
Il ne s’agit pas de créer une « caste » de citoyen-ne-s professionnel-le-s représentant les autres citoyens, mais bien de faciliter l’implication de chacun et la rotation des citoyens participants, particulièrement pour des démarches exigeantes en temps. Nous n’adressons pas ici le cas de la reconnaissance de l’engagement bénévole associatif -même si des résonnances ou tensions existent- mais plus celui des personnes sélectionnées pour prendre part à des processus participatifs intenses type mini-publics délibératifs.
Il s’agit d’en reconnaitre la valeur, en l’inscrivant dans un cadre légal, comme c’est le cas du tirage au sort des jurés d’assises, là où aujourd’hui chaque commanditaire bricole. Les commanditaires de dispositifs type mini-publics proposent d’ailleurs parfois une indemnisation basée sur celle des jurys d’assise (ex : convention citoyenne pour le climat), ou une indemnisation forfaitaire, ou encore un simple défraiement (c’est la position notamment de Nantes Métropole dans sa politique de dialogue citoyen). Pour rappel, en France, les jurés sont tirés au sort sur listes électorales pour siéger à la cour d’assises. Ils ne peuvent refuser cette charge civique temporaire, sauf conditions bien précises, et bénéficient en contrepartie d’une prise en charge matérielle : indemnités de session (84,56 € en 2022), de séjour et de voyage, ainsi que la possibilité d’une courte formation. Toutefois aujourd’hui, comme le rappelle Camille Morio (Morio, 2020) en citant une réponse ministérielle (Rép. Min. n° 14100 : JOAN, 6 mai 2008, p. 3846) indiquant que la participation aux comités consultatifs est bénévole et ne donne pas droit à la perception d’indemnités ou de vacations : la gratuité reste la règle en matière de participation pour les « citoyens ordinaires ». Et ce a contrario, par exemple, de citoyens nommés par la société civile organisée comme les membres du CESER dont Camille Morio. A l’exercice des fonctions de participation à titre gratuit répond aussi en miroir la non-obligation de participation.
Rien n’oblige aujourd’hui un citoyen tiré au sort à participer. Or, la pratique montre que les tirés au sort n’ont pas la même facilité à 1/ obtenir de leurs employeurs d’être libérés de leurs horaires habituels pour prendre part à la démarche délibérative 2/ à consentir à consacrer une part potentiellement très importante de ses jours de congés à une expérience citoyenne de ce type. Ces difficultés viennent renforcer les difficultés plus symboliques dépendant de la capacité à se sentir légitime et compétent à prendre part à la discussion politique, renvoyant à la notion de « cens caché » développée par Daniel Gaxie. Le risque est de reproduire les mêmes biais dans la démocratie participative que dans la démocratie représentative : une capacité à s’impliquer plus forte chez les hommes, chez les fonctionnaires et les professions libérales.
Il convient de se poser plusieurs questions pour mieux approcher le périmètre et les enjeux de la notion de statut citoyen : quels en sont les objectifs (nous verrons qu’ils sont pluriels) ? Quels sont les dispositifs existants inspirants ? Le statut ouvre-t-il uniquement des droits ou également des devoirs ou contreparties ?
UN STATUT CITOYEN, POUR QUOI FAIRE ?
Une chance égale de participer
Un statut du citoyen participant permettrait a minima de faciliter l’inclusion de populations qui aujourd’hui sont moins promptes à participer du fait de leur impossibilité de faire rentrer la participation dans leurs obligations personnelles et professionnelles.
Il permettrait également de niveler la propension à participer puisqu’il permettrait aux personnes les moins flexibles dans leur travail d’activer un droit. Aujourd’hui, le temps de participation est pris sous formes de congés, ou de week-ends ce qui limite fortement la palette des participants. Ce statut s’inscrirait donc dans une logique d’extension du droit de la participation, au même titre que les revendications d’inscription dans la loi (Constitution et code des relations entre le public et l’administration) d’un principe de participation citoyenne dans la décision publique, ou d’une inscription plus ferme de l’obligation de reddition de comptes.
Le statut pourrait alors s’inscrire dans le narratif général de l’investissement des démocraties dans leur propre continuation. Une démocratie repose sur des citoyens engagés. On aurait alors un registre de mobilisation proche de celui du service civique. Il s’agit de passer d’un droit théorique à participer à un droit effectif, facilité, compensant les inégales capacités économiques et sociales à libérer du temps pour participer.
Le statut aurait cependant quelques particularités : il serait probablement centré sur un « budget temps » par an. En effet, il ne s’agit pas de créer des nouveaux professionnels de la politique mais de libérer du temps aux citoyens pour s’engager en politique avant de revenir à leur vie normale. Le statut devrait prendre en compte non seulement la libération des obligations professionnelles mais aussi celle des obligations familiales et privées.
Une reconnaissance de l’engagement civique
Mais un statut du citoyen participant peut également viser un deuxième objectif : une reconnaissance des compétences acquises, une expérience à valoriser dans une vie professionnelle, comme une contribution nécessaire et non-utilitariste au bon fonctionnement de la société au même titre que l’engagement des bénévoles associatifs (validation des acquis de l’expérience par exemple). Il permettrait enfin de reconnaître la qualité du temps consacré à des démarches d’intérêt général.
Sans dispositif officiel de reconnaissance aujourd’hui, nombreux sont les citoyens à valoriser leurs expériences de mini-publics délibératifs (en termes de connaissances acquises sur le sujet comme d’expériences d’outils d’intelligence collective, de travail en équipe, d’aisance orale) dans leur recherche d’emploi, leurs activités militantes voire les réinvestissent dans un parcours de représentation politique. Notons à titre de démarche ad hoc les sept open badges crédités par l’Agence nationale de la Formation professionnelle (AFPA) pour les membres de la Convention Citoyenne pour le Climat, reconnaissant à la fois l’acquisition de connaissances sur le changement climatique, mais également des compétences relationnelles comme « Rechercher un accord ». Innovant certes mais pour quelle portée étant donné le caractère encore confidentiel des open badges.
Là aussi cette revendication d’une reconnaissance spécifique de l’expérience délibérative est portée par différentes tribunes et rapports : création d’un parcours d’engagement valorisant celui-ci dans le parcours professionnel du salarié (Appel d’Amiens), reconnaissance des acquis de l’expérience (Chatham House, rapport Bernasconi) qui pourrait être connecté au compte d’engagement citoyen.
Un statut du citoyen participant, sur quel modèle ?
Ce statut de citoyen participant n’a pas à être créé ex nihilo, il pourrait être mis en place par extension des droits existants. Ainsi l’appel d’Amiens appelle à une reconnaissance d’un droit au congé pour l’engagement dans une démarche participative par un amendement de l’article L3142-54-1 du code du travail, disposition peu connue qui pourrait être déjà activée pour de nombreux dispositifs. C’est d’ailleurs le sens du projet de loi porté par les écologistes belges à la Chambre des représentants qui vise à étendre le droit au maintien de rémunération pour les jours d’absence liés à des obligations civiques – aujourd’hui limité aux assesseurs et jurés d’assise – aux participants à une commission mixte organisée par la Chambre des représentants ou un Parlement des entités fédérées.
En se référant à l’esprit de la loi – garantir une disponibilité civique suffisante – il pourrait être pertinent d’ouvrir à des citoyens participants ponctuels des droits à congé, comme il en existe pour les délégués et représentants syndicaux et les élus (à titre d’exemple un conseiller municipal d’une ville de moins de 3500 habitants a droit à 18 jours de formation sur son mandat, à des absences autorisées et un crédit d’heure libérée de 10h30 par trimestre).
Un statut citoyen avec ou sans contrepartie ?
Aujourd’hui déjà, le citoyen participant s’engage, dans le cadre de charte, règlement intérieur, convention ad hoc entre l’organisateur de la démarche et les participants. Les engagements les plus fréquents sont l’assiduité, la confidentialité sur les échanges pendant la démarche, le respect d’une certaine éthique de la discussion (a minima les règles fixées par la loi, et une posture d’écoute et d’argumentation). Si demain un statut entre dans la loi, est-il souhaitable d’y associer des devoirs ou engagements, au même titre que le juré d’assises doit « statuer par intime conviction » et respecter les termes du serment figurant à l’article 304 du code de procédure pénale ? C’est la position du rapport Bernasconi qui préconise (proposition 28) la mise en place d’un « corpus déontologique du participant tiré au sort » avec d’une part droit à indemnités, droit à formation préalable, droit à absence s’imposant à l’employeur, droit à une protection similaire à celle des jurés et assesseurs vis-à-vis de leur employeur, un droit à une validation des acquis de l’expérience et d’autre part – en contrepartie- des engagements de discrétion, d’assiduité, de courtoisie, de probité et d’intégrité.
Faut-il aller plus loin et rendre la participation obligatoire en cas de tirage au sort ? Est-ce souhaitable pour dépasser la présomption d’incompétence politique intériorisée par une partie de la population ou au contraire un risque d’une participation de façade sans réelle implication individuelle ?
"Les tirés au sort n’ont pas la même facilité à obtenir de leurs employeurs d’être libérés de leurs horaires habituels (...) et à consentir à consacrer une part potentiellement très importante de ses jours de congés à une expérience citoyenne de ce type.
Judith Ferrando & Antoine Vergne
Co-directeurs de Missions Publiques
LES LIMITES ET LES PERSPECTIVES D’UN STATUT CITOYEN
Si la démocratie est une bonne chose, plus de démocratie devrait être une meilleure chose disait Benjamin Barber. Dans la même veine, le concept de statut citoyen ne semble pas avoir de limites intrinsèques. S’il est étroitement lié à l’extension du droit de la participation, il pose de nombreuses questions qui restent ouvertes.
Certaines questions sont liées au périmètre pratique de ce statut : quel devrait être le temps alloué à chaque citoyen pour ses devoirs civiques ? Faut-il ritualiser ce temps, sur le principe d’une journée annuelle type Deliberation Day promue par les politistes Bruce Ackerman et James Fishkin, ou ne le mobiliser que lorsque la main du hasard (le tirage au sort) pointe un individu ? Que faire alors des jours non utilisés chaque année ? Quelle somme allouer pour compenser la participation ? Quid des mineurs et dans quels cas de figure pourrait-on se faire dégager de l’obligation ? A partir de quel « temps civique » demandé une activation de ce statut est-elle pertinente ?
D’autres questions renvoient à la définition même de la démocratie participative dans notre société, aujourd’hui principalement organisée par les pouvoirs publics comme offre institutionnelle de participation : ainsi qui pourrait activer ce statut : les autorités publiques seulement ou aussi la société civile et les entreprises ? Le statut veut-il dire qu’il ne serait pas possible de refuser la participation comme dans le cas des jurys ?
Enfin comment vérifier que ce statut serve bien à renforcer la capacité de chacun à prendre part à des dispositifs participatifs ponctuels sans venir simplement outiller les participants professionnels qui peuplent les conseils de quartier et autres instances participatives classiques ? Dit autrement le statut du citoyen participant, selon ses modalités de mise en œuvre peut être un artifice d’égalité (Carrel, 2007) très utile pour une démocratie délibérative comme un outil risquant de dociliser et conformer l’exercice délibératif, voire de le quasi professionnaliser.
BIBLIOGRAPHIE
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Ackerman, Bruce, et Fishkin, James S. 2005, Deliberation Day. London: Yale University Press.
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Rétablir la confiance des Français dans la vie démocratique, 50 propositions pour un tournant délibératif de la démocratie française, février 2022 Rapport de Patrick Bernasconi au Premier Ministre.
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Carrel, Marion. 2007. « Pauvreté, citoyenneté et participation. Quatre positions dans le débat sur les modalités d’organisation de la “participation des habitants” dans les quartiers d’habitat social », dans Cultures et pratiques participatives. Perspectives comparatives, sous la direction de NEVEU Catherine, 95-112, Paris: L’Harmattan,
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Dienel, Peter. 2005. Die Befreiung der Politik, Berlin : VS Verlag für Sozialwissenschaften.
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Gaxie, Daniel. 1978. Le cens caché, inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris : Seuil.
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Morio, Camille.2019.« Pour un statut du participant ». L’Actualité juridique. Droit administratif, n°31, p1.
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Morio, Camille. 2020. Guide pratique de la démocratie participative locale, Paris : Berger-Levrault.