Missions Publiques : Pourquoi ces lieux de dialogues n’existent pas aujourd’hui ?
Luc Schuiten : Ces lieux existent. En Afrique, on les appelle les arbres à palabres. Ces lieux traditionnels de rassemblement, à l’ombre duquel on s’exprime sur la vie en société, les problèmes du village etc. Dans les sociétés amérindiennes, c’est le carbet dont la charpente est constituée de bois rond, recouverte de palmes. Des lieux où des décisions pour la collectivité sont prises en petits comités, il en existe aussi en Amazonie, en Irak, au Vietnam, partout dans le monde. Si on revient au modèle ancestral, les sages sont assis sur les racines de l’arbre. Les racines sont un réseau de communication extraordinaire, car elles sont reliées entre elles par le mycélium des champignons et forment ainsi un immense réseau d’échange avec l’environnement naturel. Ce n’est pas anodin de se réunir sous la protection d’un arbre, de son ombre mais aussi de la pluie, des intempéries…il y a aussi une sagesse qui émane de ces colosses.
Dans nos sociétés, le nombre de personnes concernées est bien plus important. Le système dans lequel les citoyen.ne.s se rendent tous les 4 à 5 ans pour élire leurs représentant a ses limites. Ce qui se joue dans les délibérations citoyennes comme celles accompagnées par Missions Publiques est très particulier car cela nécessite un savoir-faire, une connaissance et une méthode qui n’est pas encore suffisamment généralisée pour pouvoir être représentative. Il fallait donc une organisation particulière pour gérer cet espace collectif.
Légende illustration : Les lieux vernaculaire de prise de décisions dessinés dans chaque alcôve sont une métaphore pour symboliser le dialogue qui se construit par les racines.
"L’idéal poursuivi, c’est bien de trouver son équilibre dans la relation avec les autres.
Photo : Charlène Yves
Luc Schuiten
Architecte
Missions Publiques. Pour que de nombreuses collectivités puissent bénéficier de cet espace, le lieu a été conçu comme itinérant…
Luc Schuiten. Ce projet se place sur un modèle de société nomade avec ses tentes. La structure est en effet facilement démontable et transportable dans un semi-remorque pour permettre de multiplier les réunions sans trop de contraintes techniques. Le cirque, qui se monte et se démonte en permanence, en est l’exemple plus parlant.
Pour créer les conditions d’un dialogue apaisé, j’ai travaillé avec la méthode de Missions Publiques : de petits groupes collaborent entre eux, puis il y a une restitution par le ou la porte-parole d’un groupe dans un hémicycle. Ici, la disposition des alcôves en estrade permet à la fois le travail en petit groupe et la restitution en plénière sans bouger de place, tout en ayant une vue d’ensemble des groupes. Et une bonne acoustique.
L’objectif était de créer un environnement qui permettrait un fonctionnement où chacun se sentirait suffisamment bien pour aller assez loin dans son expression… et se connecter à l’ensemble de la collectivité. Pour revenir à la symbolique, à la « sacralisation » de l’espace, je dirais que plus l’esprit a sa place dans le lieu, plus le niveau des conversations, de dialogues et d’échanges sera subtil et intelligent. Et surtout, plus on dépassera son propre intérêt. L’idéal poursuivi, c’est bien de trouver son équilibre dans la relation avec les autres.
Une ville qui fonctionne bien est une ville qui dégage de l’empathie (…) La ville de demain, c’est une ville qui offre une place digne à chacun.
Missions Publiques. Vos projets sont tous très connectés au vivant et à la nature…quelle est votre vision des lieux de vie dans 100 ans ?
Luc Schuiten. La chose primordiale pour moi est de ressentir que nous faisons partie d’une grande famille : l’ensemble du vivant. 25% de notre patrimoine génétique est le même que celui de l’arbre. Et comment représentons-nous notre famille ? N’est-ce pas toujours sous la forme d’un arbre généalogique ? Nous, espèce humaine, devons en prendre conscience pour nous relier à notre lieu de vie, à notre avenir. Nous maltraitons notre famille de manière effroyable. Comment faire demain avec les villes ? Il faut y redonner une belle place au vivant, et lui donner les moyens de s’y développer : réduire progressivement la taille des villes, diversifier les lieux de vie, « débétonner » une partie des espaces en redonnant à des habitations des espaces verts : remettre de la nature sur toiture pour compenser celle qu’on a ôtée au sol par exemple. Dans un siècle, la ville aura muté pour s’adapter à des conditions de vie, sans les énergies fossiles majoritairement disparues. Elle retrouvera une qualité de vie qu’elle a perdue. De nouvelles structures végétales complèteront l’art architectural présent.
Aujourd’hui, je suis très peu en phrase avec les décisions que le politique prend face à des difficultés, le recours aux forces de l’ordre et la répression. Une ville qui fonctionne bien est une ville qui dégage de l’empathie. Dans mes projets pour les sans-abris par exemple, l’idée est de fournir à ces laissés pour compte des logements digne et respectable, bien intégré dans l’environnement urbain pour un coût relativement modique. Ces petits immeubles d’habitations s’implantent sur des chancres urbains, résidus de l’urbanisation, des lieux abandonnés tout comme le sont les personnes démunies dans nos sociétés. Faire de ces deux problèmes une solution me semble juste. La ville de demain, c’est une ville qui offre une place digne à chacun.
Ce qui nous manque, ce sont des lieux qui aident à être dans les conditions optimum pour pouvoir prendre les décisions les plus éclairées (…). Le politique aussi en souffre, car il n’est plus guidé que par ses propres intuitions.
Missions Publiques. Votre inspiration pour demain est aussi un retour à des fondements ancestraux et aux sources de la nature ?
Luc Schuiten. L’exemple nous est toujours montré par la nature, regardez comment agissent les insectes sociaux, certain sont arrivés à créer une démocratie. Chez les abeilles, quand la ruche devient trop importante, les abeilles en créent une deuxième. La décision du lieu de son implantation est prise en collectivité et suit un véritable processus démocratique : les abeilles vont explorer les environs, revenir dans la ruche et expliquer aux autres. Pour cela, elles dansent et chaque mouvement est une indication sur le lieu, la direction, la spécificité, les dangers etc. ; toutes les abeilles autour réagissent par des battements d’ailes. Les abeilles exploratrices vont danser chacune à leur tour et c’est toute la communauté qui va marquer son adhésion, ou pas, à la nouvelle implantation. C’est incroyable et magnifique. Nous n’avons pas inventé la démocratie, elle existait depuis bien longtemps. Et les abeilles ont trouvé la méthode pour la faire vivre. Ce qui nous manque à mon avis, ce sont des lieux qui vont aider à être dans les conditions optimum pour pouvoir prendre les décisions les plus éclairées.
Le politique aussi souffre de ce manque de lieux, car il n’est plus guidé que par ses propres intuitions. Nous avançons à une vitesse extraordinaire et nous regardons juste ce qui se passe devant notre nez ; comme si nous roulions sur une autoroute à 150 km/h avec une visibilité de 4 mètres. Quand on va aussi vite, il faut absolument voir loin, très loin. Le pouvoir politique n’est pas dans les conditions nécessaires à la prise de décisions sur le long terme, car les électeurs demandent des résultats à très court terme. Un des exemples que je préfère pour illustrer cela est celui de certaines sociétés amérindiennes ; quand elles devaient prendre des décisions importantes pour l’avenir de la tribu, elles convoquaient la 7e génération, c’est-à-dire celle qui allait arriver dans 100 ans. Si la décision était bénéfique pour cette génération, alors la décision était prise. Quel est le pouvoir politique qui peut aujourd’hui s’inquiéter d’une échéance aussi lointaine sans en être immédiatement sanctionné ?