Quand habitant-e-s, biodiversité et générations futures dessinent la ville de demain

L’atelier « Espaces publics et voix du futur : coconstruire des espaces publics vivables et vivants » a imaginé un laboratoire en plein air où un jeu de rôle a rebattu les cartes pour donner la parole aux humains et non-humains… et aux habitants de 2144 !

Hors-série 81 de la revue Urbanisme, avril 2025 consacré aux 45e Rencontre des agences d’urbanisme – Saint-Omer

Les décisions d’aujourd’hui n’impactent pas seulement les humains pour qui elles sont prises. Elles touchent aussi les autres vivants, qui sont tributaires de nos choix. Elles ont également des conséquences à très long terme, bien au-delà des quelques dizaines d’années que prévoient les documents réglementaires des collectivités. En matière d’urbanisme, c’est encore plus vrai ! On le voit autour de nous : certains bâtiments devant lesquels nous passons tous les jours ont plusieurs centaines d’années, les grands axes routiers sur lesquels nous roulons sont parfois hérités des voies romaines, la présence de polluants dans les sols peut perdurer plusieurs siècles, alors qu’il faut en moyenne trois siècles pour créer un centimètre de sol…

Dans un contexte de crise écologique, de nombreux défis se posent pour des espaces publics vivables et agréables dans un futur proche : comment résisteront-ils aux conditions météorologiques extrêmes ? Comment en faire des lieux frais et agréables pour le vivant humain et non humain, voire des espaces de régénération de la biodiversité à l’heure de la sixième extinction de masse ? Comment leur conception et leurs aménagements pourront-ils contribuer à une gestion durable de l’eau, à la qualité de l’air et à la bonne santé physique et psychique ? Comment peuvent-ils favoriser la rencontre, l’inclusion de toutes et tous et pourquoi pas le goût des autres pour contribuer à un espace public – au sens politique – apaisé ?
Alors pour sortir d’une vision anthropocentrée et court-termiste, il faut changer de recette ! C’est l’expérimentation qui a été proposée aux participants de l’atelier : faire dialoguer humains et non-humains, générations actuelles et futures pour repenser les espaces publics du centre-bourg de Tilques.

 

Jeu de rôle, déambulation et confrontation

Après un accueil par le maire de Tilques, Patrick Bedague, qui nous a présenté sa commune, la quarantaine de participants a été répartie aléatoirement en trois groupes : les élus actuels, les vivants non-humains, et les habitants de 2144.

Première étape : prendre connaissance de leur rôle grâce à des cartes : pour les élus – aux mobilités douces, au développement économique ou à l’urbanisme ; pour les habitants de 2144 – adoescent, personne âgée, femme ou enfant ; pour le vivant – tilleul, chien domestique, chauve-souris noctule ou phragmite des joncs (un joli petit oiseau).
Deuxième étape : arpenter les alentours de la place centrale de Tilques (parc pour enfants, parking, trottoirs et ruelle) pour identifier les endroits où leurs personnages se sentaient bien, ceux où ils étaient en di!culté et les aménagements à faire.
Troisième étape : de retour en salle après cette balade, ils ont échangé sur ce qu’ils avaient ressenti « dans la peau de leur personnage » et à partir de cette exploration sensible, chaque catégorie de vivant a travaillé à des propositions pour l’aménagement du centre-bourg. L’après-midi a permis la confrontation des points de vue : quelles étaient les attentes similaires ou, au contraire, divergentes pour revoir les espaces publics ?

Des besoins similaires… et une divergence d’approche

Les groupes élus et habitants ont bien évidemment mis en avant des besoins propres aux humains : le besoin d’espace de rencontres et de convivialité, de commerces… Toutefois, certains besoins rejoignent ceux des non-humains : la désimperméabilisation des sols, l’importance des chemins en pleine terre, la difficulté à cohabiter avec les voitures. Preuve est donc faite que les intérêts des uns et des autres peuvent converger ! Pourtant, d’autres propositions montrent des visions très éloignées. Par exemple, une idée originale a été présentée par les « non-humains » : la mise en place d’une convention internationale des non-humains, ainsi que leur reconnaissance dans une entité juridique, pour faire valoir leurs droits dans les décisions. Le groupe des élus, lui, a proposé de développer le tourisme « nature » en érigeant notamment un musée de la biodiversité. Alors que la première approche accordait une voix au non-humain et une démarche plus égalitaire des relations humains/non-humains, la seconde préférait un programme plus classique de muséification des espèces vivantes.

La question de la place de la biodiversité a également divisé au sein même des catégories de vivants : faut-il privilégier de la biodiversité partout, y compris sur la place centrale, pour sensibiliser la population à la préservation de la biodiversité (au risque d’une approche décorative de la nature en centre-ville, ou symbolique avec un hôtel à insectes) ou, au contraire, réserver des espaces aux franges de la ville à une biodiversité en liberté sans présence humaine… ni chiens domestiques ?

Les deux démarches sont-elles conciliables et à quelles conditions ? Voilà un sujet qui aurait pu être creusé avec un peu plus de temps et des spécialistes.

 

Qu’en retenir pour nos pratiques ?

La dernière partie de l’après-midi a été consacrée à un temps réflexif sur l’atelier, pour en tirer des fils pour nos pratiques professionnelles. Au-delà de propositions très concrètes pour l’aménagement du centre-bourg, l’atelier a suscité des émotions très positives notamment pour celles et ceux qui se sont glissés dans la peau d’un animal ou d’un végétal, qui ont apprécié ce décentrement qui les a obligés à regarder des espaces publics ordinaires avec d’autres lunettes, comme à les voir pour la première fois. Le jeu de rôle – malgré ses limites et son caractère resserré dans le temps – fait émerger des réflexions plus globales pour un aménagement – ou un « ménagement » pour reprendre l’expression désormais bien connue de l’architecte Christine Leconte – soutenable et vivable de nos territoires. Pourquoi ne pas associer une valeur économique au non-humain ? C’est peut-être la seule solution pour qu’il soit réellement pris en considération.

Autre enseignement majeur : il est possible de penser aux synergies entre humains et non-humains, et non pas considérer seulement des interactions figées. L’exercice invite également à replacer les humains au même niveau que les non-humains et non pas au-dessus. Ayant chacun des intérêts à défendre, ils appartiennent malgré tout à la même « biodiversité ». À cela s’ajoute l’avantage de réfléchir sur du temps très long (ici 2144 !) qui présente une réelle rupture avec la manière de faire de la prospective aujourd’hui.

Plusieurs améliorations de l’exercice ont été pointées : il faudrait disposer de données concrètes qui permettent une projection objective. Par exemple, avoir des données sur le climat, l’état de la faune, la démographie…, pour réfléchir au plus proche du réel ! Et inscrire ce jeu de rôle dans un processus réel de planification ou de projet urbain, sur le temps long. Avec les décideurs du territoire, qui gagneraient aussi beaucoup à cette oxygénation de la réflexion, en se décentrant des contraintes et pressions du quotidien de l’action publique, parfois très loin de ce qui comptera vraiment dans cinquante ou cent ans pour notre planète. Soyons audacieux ! Si le demos à Athènes n’avait été composé que de citoyens romains masculins, ou s’il a fallu attendre le XXe siècle pour reconnaître les femmes comme citoyennes, imaginons le demos de demain, élargi aux générations futures et au vivant non humain.

Judith Ferrando et Théa Disdier-Haumesser

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