Missions Publiques. Vous vous intéressez à la concertation avec une large focale sur l’ensemble de l’Europe. Comment est venue cette question de la concertation dans votre parcours ?
Paul Vermeylen. J’ai débuté ma carrière en travaillant pendant 12 ans – au départ comme objecteur de consciences – pour l’association Inter-Environnement, une fédération qui rassemblait une centaine de comités de quartiers. A cette époque, Bruxelles est connue pour être une ville de contestation et de luttes urbaines. Ces comités, composés d’habitant-e-s, portaient toute une série de revendications dont la principale était de sortir l’urbanisme des couloirs clandestins, c’est-à-dire des salles de réunions auxquelles les habitant-e-s n’avaient pas accès. Notre principale victoire a été d’obliger les pouvoirs publics bruxellois à créer un processus (des enquêtes publiques et des commissions de concertation) qui permettent à chaque citoyen-ne d’exprimer son opinion. Encore aujourd’hui, plus d’un millier de dossiers passent par des enquêtes publiques à Bruxelles. Prenons un exemple récent et important : l’avenir du quartier européen autour du rond-point Schuman. Les projets dessinés par les administrations et de grands architectes prévoyaient la création de nouvelles tours d’immeubles et de bureaux. Or ce projet, qui a été très contesté via les enquêtes publiques, ne verra que très partiellement le jour devant la force des arguments des citoyens.
C’est dans ce contexte là que j’ai poursuivi ma carrière en rejoignant par la suite le secteur public en tant que directeur de cabinet adjoint du président de la région de Bruxelles. Je suis passé des brigands aux seigneurs si j’ose dire, mais avec les mêmes idées. Cette expérience m’a permis de conforter cette approche citoyenne, de m’appuyer sur des procédures plus ouvertes et impliquantes, permettant une participation tangible des citoyennes et des citoyens à la vie publique.
Missions Publiques. En quoi est-ce crucial pour vous d’inviter les citoyennes et les citoyens au tour de table pour penser la ville de demain ?
Paul Vermeylen. Nous basculons depuis deux ou trois décennies d’un urbanisme formaliste et fonctionnaliste (type Le Corbusier) à un urbanisme de co-construction. Nous quittons la ville basée sur la découpe en zones de bureaux, de logements, de loisirs entre lesquelles nous sommes obligés de circuler via des routes, des métros etc. au profit d’une autre approche de gouvernance. Une gouvernance qui n’est plus réservée à un cercle fermé de décideurs, technocrates ou investisseurs immobiliers, mais qui implique les citoyennes et les citoyens.
Ces citoyen-ne-s s’organisent suivant des cercles « concentriques ». Dans le premier cercle les citoyen-ne-s émettent un avis. Dans le deuxième cercle, ils formulent des aspirations, des envies. Et enfin le troisième cercle est celui de l’implication : c’est-à-dire qu’ils consacrent du temps, une partie de leurs loisirs, voire de leur vie professionnelle, à collaborer avec d’autres pour « faire la ville ». Et là, nous sommes dans le cœur du sujet du rôle des citoyen-ne-s pour agir sur la ville de demain.
C’est une façon de faire assez différente que celle menée en France. Je la vois plus en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore au Danemark qui sont des pays où il y a co-production et implication. A Amsterdam, la municipalité lance en moyenne 30 fois par an des appels à projets où l’on demande à des citoyen-ne-s de faire des propositions, concernant la zone portuaire par exemple. Pour cela, trois séances d’informations et d’échanges sont organisées : chaque citoyen, chaque groupe de citoyen présente son projet, vous discutez avec les autres et vous constituez des alliances entre projets semblables ou compatibles. Des médiateurs sont présents pour créer des liens et faciliter la cohérence des projets. Supposons que sur une friche, il y ait un projet d’école participative, le médiateur est là pour vous dire qu’il existe par ailleurs une proposition de logement intergénérationnel et qu’il pourrait être intéressant de grouper les deux projets. Les groupes se réunissent alors et élaborent un projet commun. Des réalisations de ce type existent également à Bruxelles depuis une dizaine d’années : des appels à projets appelés « Quartiers durables » qui impliquent des groupes d’au moins trois personnes et à qui l’on accorde entre 3 000 et 10 000 euros.
La participation est essentielle mais l’implication l’est tout autant à mon sens. Je trouve l’expression « participation citoyenne » un peu lacunaire. C’est pourquoi dans mon travail, je mets constamment en avant ces trois cercles : la réclamation, l’aspiration/participation et l’implication. Dans les pays de culture protestante, il y a une forte tradition de coopération. En Allemagne par exemple, 30% de l’énergie à usage domestique est produite par des coopératives citoyennes. Les circuits de distribution de bio sont essentiellement tenus par des coopératives. Et dans des villes comme Zurich, 20% du logement est de l’habitat coopératif. En Suède, ce sont 17% des logements qui sont de forme participative ! En France, des évolutions sont possibles et il existe quelques projets collaboratifs en matière d’habitat dans les Hauts-de-France, à Grenoble, à Besançon.
« Je trouve l’expression ‘participation citoyenne’ un peu lacunaire. C’est pourquoi dans mon travail, je mets constamment en avant ces trois cercles : la réclamation, l’aspiration/participation et l’implication.
Paul Vermeylen
Urbaniste et spécialiste des villes européennes et des dispositifs citoyens
Missions Publiques. Lorsque vous étiez au du cabinet du Président de la région de Bruxelles, vous créez les « contrats de quartier ». De quoi s’agit-il ?
Paul Vermeylen. Bruxelles est marquée par un cœur de ville qui, en dehors de la Grand-Place et du rond-point Schuman, ne cesse de s’appauvrir. Face à cette dualisation, nous devions créer de nouveaux dispositifs pour agir de manière transversale et intégrée. L’idée : agir pour revitaliser ces quartiers (entre 3000 et 6000 habitant-e-s). Un contrat de quartier est donc un contrat entre la région et la commune concernée (Bruxelles compte 19 arrondissements/municipalités). A la manière d’une poupée russe, ce contrat génère une contractualisation avec une série d’acteurs : des commerçants, des écoles, des associations d’habitants, etc. Le programme d’action doit se réaliser en seulement quatre ans. Il touche plusieurs domaines : l’immobilier mais aussi l’amélioration ou l’embellissement de l’espace public et le socio-culturel/professionnel. L’enveloppe financière (20 millions d’euros) peut donc servir à aménager un rez-de-chaussée d’immeuble, à créer des missions locales en charge de l’insertion professionnelle, une association pour des femmes ou encore des dispositifs d’école des devoirs. Le programme doit être validé par un comité local. Ce comité, présidé par la municipalité, est constitué d’habitant-e-s, de commerçant-e-s et de représentant-e-s d’institutions de services. Ensemble, ils valident ce programme, et celui-ci ne peut être modifié pendant les quatre ans si et seulement si la commission en décide. Pourquoi seulement quatre ans ? Parce que nous voulions donner un coup de fouet à des investissements qui avaient tendance à traîner. Cette révolution a été l’aspect le plus difficile à faire passer auprès des acteurs publics notamment. Ces contrats ont été un succès dès le lancement. Depuis 1993, nous comptabilisons une centaine de contrats de quartier à Bruxelles, qui je pense, ont contribué à apaiser les tensions sociales dans la ville.
Missions Publiques. Si vous deviez inventer une nouvelle forme de dispositif participatif, sur quoi mettriez-vous l’accent ?
Paul Vermeylen. Depuis 5 ans, je préside un Think tank basé à Bruxelles « For Urban passion » au sein duquel gravitent des urbanistes du secteur public et privé mais aussi des sociologues, des investisseurs, etc. Notre réflexion se porte beaucoup sur « comment gouverner la ville autrement ? ». Notre dernier Forum avait pour thème « Cool planning », c’est-à-dire comment réagir face au changement climatique et notamment le réchauffement ? Ce que nous avons noté, c’est que les initiatives qui réussissent en Europe sont celles qui impliquent une multitude d’acteurs. Une solution ne sera jamais technique et unidimensionnelle. Elle sera toujours complexe, parfois redondante, hybride et intégrant différents aspects. Si je devais lance un nouveau dispositif participatif, ce serait autour du thème « comment ré-ensauvager la ville », comment réconcilier cette dernière avec la nature, une nature qui ne soit pas celle des campagnes.
L’autre thème central est la question sociale. La crise sanitaire a instauré la méfiance envers l’autre par l’impératif de la distanciation, et encore accentué à la ségrégation sociale. De quelle manière peut-on réinventer des solidarités de proximité ? Avec l’Etat providence, vous avez un mécanisme de solidarité procédurale : vous cotisez à la sécurité sociale, vous êtes couverts pour les maladies. Vous êtes un numéro. Avec les solidarités de proximité, on crée de multiples dispositifs à l’échelle de proximité qui offrent une assistance et une garantie pour assurer le principe d’équité.
A partir du moment où vous donnez la parole aux citoyennes et citoyens concernés, l’émotion, la sensibilité, la couleur surgissent. Et donc une tout autre expression de la demande.
Missions Publiques. Dans votre dernier livre « la ville sensible (2) », vous évoquez des expériences riches, sensibles, qui prennent le temps de l’écoute citoyenne. Laquelle de ces démarches vous paraît particulièrement intéressante si on devait la déployer dans les villes moyennes françaises ?
Paul Vermeylen. La ville sensible est guidée par d’autres paramètres que quantitatifs. A partir du moment où vous donnez la parole aux citoyennes et citoyens concernés, l’émotion, la sensibilité, la couleur surgissent. Et donc une tout autre expression de la demande. Une jeune urbaniste originaire d’Haïti, qui a fait ses études à Bruxelles, pratique l’urbanisme thérapeutique, c’est-à-dire du « ménagement » de quartiers ou d’espaces (et non plus l’aménagement). Prenons l’exemple d’un grand parc de Rotterdam dans lequel une série de problèmes sont apparus. Son travail va débuter par des enquêtes de terrain sur place, elle pratique une sorte de « table de conversation », comme sous l’arbre à palabre de Schuiten (3), où l’on étudie chacune des questions soulevées de manière très concrète. Une zone du parc est trop minéralisée, il y fait très chaud en été. La solution ? Des plantations qui vont permettre de recréer progressivement une canopée et des zones d’ombre. A un autre endroit, une zone est trop humide et regorge de flaques d’eau quand il pleut. Là, une marre écologique va être créée. On va donc ménager le parc, on ne l’aménage plus. On abandonne cette idée très présente en ville de la démolition/construction qui ne colle pas à la demande citoyenne mais plutôt à la volonté d’urbanistes et d’architectes qui veulent laisser leur empreinte. Cette démarche n’est pas théorique et ne requiert pas beaucoup de moyens hormis du soft power et de l’intelligence collective.
Deuxième élément important de cette ville sensible : la capacité d’agir des habitant-e-s sur leur territoire. A Barcelone – c’est une grosse métropole mais l’exemple est totalement transposable dans une ville moyenne – on agit concrètement pour réduire la peur de s’exprimer dans et sur la ville. Bien entendu, il y a la police, l’éclairage ; mais en définitive les habitant-e-s se sentent dépossédés de leur pouvoir d’agir. Josep Bohigas, directeur général de la région métropolitaine de Barcelone, met en place un système de management de quartiers multidimensionnel. Exemple : des équipes avec un policier et un-e habitant-e sont chargées de faire des visites pour détecter d’éventuels problèmes. L’idée ici est de valoriser la rencontre. Autre exemple. Plutôt que de déplacer un marché qui pose des problèmes de cohabitation, on cherche de nouvelles manières de gérer ce marché pour qu’il s’insère au mieux dans le quartier. La demande des citoyens est de se sentir en sécurité mais aussi d’être reconnus comme acteurs par des administrations trop souvent déshumanisées. On donne la priorité aux « Smart citizens » plutôt qu’au tout technologique « Smart city ». De tels types de dispositifs sont déployables à n’importe quelle échelle. Ce qui est intéressant avec les villes moyennes, entre 30 000 et 100 000 habitant-e-s, c’est qu’elles ont une capacité plus importante à agir. Le maire de Malines, une ville belge de 80 000 habitant-e-s, a mis en place des initiatives de ce type. Il y a 8 ans, la ville votait à 30% pour l’extrême-droite. Aujourd’hui, cette dernière représente moins de 10%. Dans le domaine de la sécurité, on obtient des résultats remarquables en écoutant les habitant-e-s et en valorisant leur présence.
Missions Publiques. Quel sera le modèle de développement des villes de demain ?
Paul Vermeylen. Nous vivons actuellement un reflux du mythe de la métropolisation, qui est l’expression spatiale de la globalisation et de la mondialisation. Il y a 10 ans, on misait tout sur la métropole comme motrice du développement pour drainer l’économie. Aujourd’hui, sous l’effet de la crise climatique et sociale, les territoires se dessinent autrement. De plus en plus, des modèles de co-développement émergent, au sein de villes de tailles variées dans lesquelles la coopération apporte une importante valeur ajoutée. A l’échelle des régions et pour rendre leur territoire attractif, c’est beaucoup plus intéressant de travailler à la complémentarité des villes plutôt que de laisser chacune d’elles tirer la couverture à soi. C’est le cas de Munich par exemple et sa constellation de villes autour : chacune contribue à la prospérité régionale. La « spécialisation » des territoires est donc cruciale pour les villes moyennes. D’autre part, le « Made in » ou le « produire localement » ne concerne pas que les salades, mais aussi la production industrielle. De plus en plus de villes agissent en ce sens.
Enfin, j’observe que le thème de « la ville européenne » revient très fortement sur la scène. Je pense notamment à l’initiative de la Commission européenne « New European Bauhaus » (4). Pour faire court, la métropolisation se calquait avant sur le modèle du capitalisme à la mode américaine – à l’image de Manhattan avec une très forte concentration des lieux de la décision dans quelques quartiers. Aujourd’hui, il y a un vaste intérêt pour la ville de proximité, d’une dispersion de la densité des fonctions, de quartiers mixtes et résilients. Demain, je vois donc des villes plus petites et plus intenses, qui se nourrissent de leurs rapports à la nature et qui coopèrent entre elles. Pour nous, Européens, retrouver ou réinventer notre culture de la ville, c’est une chance.
Pour aller plus loin :
- L’interview de Jean Guiony « Il faut s’acculturer au recyclage urbain »
- L’interview d’Aziza Akhmouch « Villes intermédiaires : passer d’une approche de mobilité à une approche d’accessibilité »