Depuis vingt ans, la compagnie S‑Composition a tracé un sillon singulier : associer arts, sciences et intelligence collective pour remettre la culture au cœur des réponses démocratiques et écologiques. Nourrie par les idées de Bruno Latour, cette aventure se prolonge aujourd’hui avec l’Université des Terrestres, centre de recherche nomade qui forme citoyens, élus et artistes à « mieux habiter la Terre ». À l’approche de sa session d’été – placée sous le signe des enquêtes citoyennes – le collectif rappelle son credo : transformer nos imaginaires pour désirer le changement plutôt que le subir.
Missions Publiques. Jean-Pierre Seyvos, vous êtes compositeur, metteur en scène et co-directeur et fondateur de S-Composition, et Alan Lebecque, vous êtes chargé de recherche et développement. Depuis sa création en 2004, comment la compagnie a‑t‑elle fait évoluer sa démarche de “création partagée” en un collectif interdisciplinaire capable d’aborder les enjeux démocratiques et écologiques des territoires ?
Jean-Pierre Seyvos et Alan Lebecque. S-Composition est à l’origine une compagnie artistique fondée en 2004. Son objet était alors de mener et promouvoir des expériences de créations situées en prise avec la vie et les enjeux d’un territoire et de ses habitants. Cette démarche originale de « création partagée » s’est considérablement amplifiée et structurée à partir de 2010 par la collaboration avec la musicienne Chantal Latour. Fort d’un engagement politique et artistique nourri par la notion de droits culturels, S-Composition a ainsi conduit plusieurs projets prenant le double parti de traiter de sujets contemporains et de rouvrir par la mise en état de création des espaces de réflexions et d’expression pour les participants du projet. La dimension sociale, centrale dans les créations partagées, se manifestait aussi bien par la volonté de recréer du lien entre les habitants à travers la pratique artistique que par l’attention portée à mener ces projets auprès de personnes échappant aux intentions des politiques culturelles. Cette démarche a également permis de développer une esthétique forte et spécifique, par l’engagement des personnes impliquées et la mise en valeur artistique de leurs voix et de leurs compétences singulières.
A partir de 2013, les échanges et la collaboration régulière avec le philosophe Bruno Latour ont entraîné une transformation progressive de l’activité. Les thématiques liées à ce qu’il nommait « le nouveau régime climatique » et la manière de les aborder ont peu à peu infusé dans l’esprit de la structure qui est devenue l’un des membres fondateurs du consortium « Où Atterrir ? » lors du lancement du projet-pilote éponyme en 2019. Cette expérience a été particulièrement transformatrice pour S-Composition. D’une part, l’expérience artistique de Jean-Pierre Seyvos et Chloé Latour, co-directrice artistique ont considérable contribué au développement et au succès de la démarche ouvrant de nouvelles perspectives pour leurs pratiques respectives. D’autre part, devant les résultats obtenus et l’engouement suscité par ce projet-pilote, il est apparu évident qu’il fallait prolonger la recherche-action et développer des outils afin de répondre aux questions des personnes – élus, agents, citoyens, chefs d’entreprise, membres de collectifs divers… – souhaitant mettre en pratique la démarche sur leur propre territoire et d’animer la communauté alors en constitution.
Le décès de Bruno Latour en 2022 marque un nouveau tournant pour la compagnie. Le philosophe laisse, en effet, derrière lui de nombreux chantiers et intuitions qu’il s’agit de prolonger et de partager largement. Fort de cet héritage et plus conscient que jamais de l’urgence de relier les arts, les sciences et la politique au service d’une transition écologique et démocratique en actes, S-Composition acte la création d’une « Université des Terrestres », pensée comme un centre de recherche nomades en écologie pratique. Cette université des Terrestres dont le but est de développer de nouvelles compétences au service de l’habitabilité écologique et démocratique des territoires, s’incarne au travers de processus expérientiels arts-sciences menés en partenariat avec des collectivités territoriales, des institutions publiques, des entreprises et des collectifs citoyens.
"Il ne peut y avoir de transition écologique démocratique sans une transformation culturelle majeure.
Alan Lebecque
Missions Publiques. Face aux crises démocratique et écologique, quels nouveaux rôles la culture doit‑elle assumer aujourd’hui – et comment ces responsabilités sont‑elles appelées à évoluer demain ?
Jean-Pierre Seyvos et Alan Lebecque. Le monde de la culture doit aujourd’hui faire face à un double enjeu. D’une part, face à l’échec partiel des politiques de démocratisation culturelle, il s’agit de trouver de nouvelles façons de prolonger cet effort alors même que la crise démocratique rend de plus en plus vif l’enjeu d’une culture « partagée ». D’autre part, la question du Nouveau Régime climatique et de la remise en cause profonde des racines culturelles de la crise écologique nous pousse à repenser la place des arts et de la culture dans l’émergence d’une nouvelle culture susceptible d’offrir une assise sur laquelle bâtir de nouvelles représentations et de nouveaux affects.
Dire que le monde de la culture doit contribuer à faire advenir une nouvelle culture terrestre, c’est inviter celui-ci à se saisir de sa capacité à susciter et transformer nos désirs afin que les mutations nécessaires de nos modes de vie soit le reflet de nos aspirations nouvelles et non un processus imposé. Si l’on veut que la transition écologique soit démocratique, il s’agit de réaliser que réinventer des manières d’habiter la Terre passe par une transformation culturelle majeure et que pour ce faire, il ne peut y avoir de changement de paradigme sans passer par la propension des arts à favoriser, par des processus de créations collectives, la prise de conscience de nos interdépendances et par le réveil de nos sensibilités. En somme, si les enjeux nouveaux qui s’imposent au monde de la culture le dépasse largement, il ne faut pas négliger la dimension culturelle des crises que nous traversons et de là, la place centrale de la culture dans les équilibres nouveaux qu’il nous faut trouver.
Missions Publiques. Quel est le projet de l’Université des Terrestres et en quoi la session d’été dédiée aux enquêtes citoyennes incarne‑t‑elle concrètement cette ambition ?
Jean-Pierre Seyvos et Alan Lebecque. L’Université des Terrestres se définit comme un centre de recherche nomade en écologie pratique par la pratique des arts, des sciences et du collectif. Écologie pratique car nous souhaitons accompagner le développement de compétences d’habitabilité qui permettent concrètement aux personnes de regagner des puissances d’agir individuelles et collectives face aux enjeux écologiques et démocratiques. Par la pratique des arts, des sciences et du collectif parce que ce développement de compétences passe par l’expérimentation d’exercices qui permettent à chacun de s’approprier de nouvelles connaissances et de se laisser transformer par la mise en application en collectif de techniques et de méthodes faisant se rencontrer les arts et les sciences.
L’Université des Terrestres s’incarne à travers une pluralité de méthodes, de formats et de pratiques qu’il s’agit pour nous d’hybrider afin de nous trouver au plus près des besoins des structures ou des collectifs qui nous sollicitent et/ou avec lesquels nous collaborons. Le fort caractère expérimental des projets mis en œuvre par nos équipes allie, en effet, la volonté de mener des recherches-actions susceptibles de soutenir le renouvellement des politiques publiques à l’échelle locale, et la conscience aigüe que pour s’articuler à la spécificité d’un territoire tout processus se doit d’être conçu sur-mesure et en co-construction avec les parties prenantes.
En parallèle des expérimentations sur le terrain, nous proposons un programme de rencontres et d’ateliers afin de partager nos travaux et ceux de nos partenaires, et de favoriser la rencontre entre les citoyens, les chercheurs et les artistes autour des enjeux d’habitabilité. Notre événement principal est la session d’été que nous organisons du 3 au 6 juillet à La Maison-Ateliers (38). Cette année, nous mettons à l’honneur les pratiques d’enquêtes citoyennes. Au-delà de la question méthodologique de l’accompagnement à l’enquête, qui constitue un de nos cœurs d’activité, l’enjeu de cette édition est de célébrer les manières dont la mise en forme et en récit de ces enquêtes permet de créer des ponts entre des mondes parfois éloignés, entre des personnes qui ne vivent pas tout à fait sur la même planète.
"C’est dans la rencontre des regards et des pratiques que naît la possibilité de faire émerger de nouvelles visions du territoire.
Jean-Pierre Seyvos
Compositeur, metteur en scène et co-directeur, S-composition
Missions Publiques. En quoi le croisement des disciplines et des regards constitue‑t‑il la clé de vos démarches, et comment le mettez‑vous en pratique dans vos projets ?
Jean-Pierre Seyvos et Alan Lebecque. L’Université des Terrestres s’articulent autour de quatre démarches : la cartographie de controverse, la géopathie, « Où Atterrir ? » et la pédagogie de la création partagée. Elles ont toute en commun d’inviter au mélange des regards et des pratiques par le développement d’exercices issus des arts, des sciences et souvent à la jonction entre ces deux mondes. Il ne s’agit pas seulement de « s’inspirer de » mais bien de mettre directement en relation et dans un état de co-construction des partenaires d’horizons divers dont la pluralité participe au succès de nos démarches.
Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, l’idée de décentrement et d’enquêter depuis un point de vue situé est au cœur de nos principes. Par conséquent, nous essayons toujours de rassembler des acteurs hétérogènes au sein de nos processus. En tant qu’artistes, nous ne pouvons pas parler à la place des scientifiques qui ne peuvent à leur tour pas parler à la place des habitants ou des élus et c’est dans les relations qu’il nous faut tisser pour refaire monde commun que nous trouvons les ressources pour composer une nouvelle vision du territoire. Ensuite, le nouveau régime climatique met en évidence les limites de la pensée en silo et de nos perceptions héritées. Face à cette crise de la modernité, nous sommes mis en demeure de construire ensemble de nouvelles représentations et pour cela, pas le choix, il faut rompre avec nos vieilles habitudes et commencer à expérimenter ensemble en testant une pluralité de médiums mais avec l’assurance que souvent cela nous emmène plus loin que prévu. Enfin, le croisement des regards autorise également chacun à s’essayer à de nouvelles pratiques, à explorer les lisières de sa zone de confort. C’est en assumant ce geste de mise en trouble et en veillant au déploiement d’un climat de confiance au sein du groupe que se mettent en place les conditions de possibilité de l’émergence de nouveaux savoirs et pratiques, d’un véritable renouvellement des manières de faire ensemble et de concevoir la transformation du territoire.