Graham Smith est professeur au Centre d’étude de la démocratie à l’Université de Westminster. Nous l’avons rencontré pour échanger sur son dernier ouvrage(1) et sur comment les assemblées citoyennes peuvent contribuer – à leur niveau – à résoudre la crise climatique. Pour l’auteur, ce sont des initiatives tangibles qui offrent un aperçu de ce à quoi une démocratie différente pourrait ressembler.
Missions Publiques. Vous coordonnez KNOCA(2) le réseau européen d’échanges sur les assemblées climatiques. Dans votre livre, vous explorez les succès, les défis et les espoirs liés à ces mécanismes participatifs. Pensez-vous vraiment que les conventions citoyennes peuvent changer la donne face aux crises écologiques et politiques actuelles ?
Graham Smith : C’est une question que je me pose presque chaque matin ! Soyons honnêtes : de nombreuses conventions citoyennes n’ont pas eu l’impact systémique espéré. Mais ce n’est pas toute l’histoire. Prenons la Convention citoyenne pour le climat en France : bien qu’elle soit souvent critiquée, nos recherches montrent qu’elle a eu un impact plus important que ce que beaucoup de commentateurs pensent. Une partie du problème réside dans la mémoire politique et l’absence de mécanismes de suivi. Prenez la taxe de 9 € sur les billets d’avion : elle est débattue aujourd’hui, mais peu de gens savent qu’elle a été proposée par la Convention. Le défi, c’est qu’il n’existe souvent pas de mécanismes pour que les propositions des assemblées restent présentes dans le débat public à long terme. Par exemple, dans le Dialogue permanent d’Ostbelgien (cantons de l’est de la Belgique), un conseil citoyen suit les recommandations des assemblées. Nous avons besoin de mécanismes similaires pour éviter que les idées citoyennes ne disparaissent après quelques mois. Les conventions citoyennes, dans leur état actuel, ne renverseront pas les dynamiques de pouvoir. Cependant, elles offrent un aperçu de ce à quoi une démocratie différente pourrait ressembler. Cela rejoint le concept d’Erik Olin Wright de « réelles utopies » : des initiatives tangibles qui démontrent des alternatives possibles.
Missions Publiques. Vous mentionnez des tensions entre la vision à long terme et les recommandations concrètes. Comment concilier ces deux approches au sein des conventions ?
Graham Smith. C’est un véritable défi de conception. Les assemblées génèrent souvent des visions ambitieuses qui remettent en question le statu quo, tandis que les gouvernements se concentrent sur des recommandations spécifiques qu’ils savent comment mettre en œuvre. L’exemple écossais est révélateur. Le gouvernement a répondu aux recommandations de son Assemblée citoyenne pour le climat en impliquant tous les ministères concernés. Sur le papier, c’était exemplaire. Cependant, les citoyens ont eu le sentiment que leur vision globale pour l’Écosse n’était pas prise au sérieux. Les gouvernements sont structurés de manière à répondre plus facilement à des recommandations politiques individuelles, mais pas à des visions qui remettent souvent en question le système en place.
Missions Publiques. L’Irlande est souvent citée comme référence. Pouvez-vous expliquer ce qui a rendu ses conventions si efficaces et si leur modèle est réplicable ailleurs ?
Graham Smith. L’expérience irlandaise est fascinante, mais difficile à reproduire. Le contexte a joué un rôle clé. Le pays sortait d’une grave crise financière qui avait érodé la confiance dans les institutions. Les assemblées étaient perçues comme un outil de renouveau démocratique, avec un soutien bipartisan dès le départ. Ce qui distingue l’Irlande, c’est son intégration institutionnelle. Les assemblées sont supervisées par le bureau du Premier ministre, leurs recommandations sont examinées par une commission parlementaire, puis transmises au gouvernement, ce qui garantit un suivi structuré. Les assemblées font désormais partie intégrante de la politique irlandaise, ce qui génère une attention médiatique et citoyenne plus large.
À l’inverse, prenez l’Autriche. Son assemblée climatique était bien conçue : six week-ends, implication des parties prenantes, débats riches. Pourtant, la ministre du Climat qui avait commandé l’assemblée n’a pas réussi à obtenir le soutien du reste du gouvernement. Sans ce soutien, ses recommandations n’ont eu aucun impact. Même les meilleurs designs techniques échouent sans alignement politique fort. L’inverse peut également se produire. Le Luxembourg est un exemple intrigant. Son assemblée climatique était un peu chaotique : un sujet différent pour chacun de ses cinq week-ends ; ils ont manqué de temps et ont dû rédiger les recommandations de manière moins structurée ; aucune information sur le travail de l’assemblée n’est disponible sur son site web. Pourtant, parce qu’elle était directement liée au bureau du Premier ministre, elle a eu un impact tangible sur la politique nationale.
"Le défi est d’impliquer les parties prenantes de manière à renforcer leur engagement envers les résultats de l’assemblée, sans compromettre l’intégrité du processus.
Graham Smith
Professeur au Centre pour l’étude de la démocratie à l’Université de Westminster
Missions Publiques. Parmi vos critiques, vous soulignez que les citoyens et les décideurs ont parfois des attentes irréalistes vis-à-vis des assemblées. Pouvez-vous donner un exemple d’une telle attente ? Selon vous, quel serait le “bon mandat” pour une assemblée citoyenne ?
Graham Smith. Une attente irréaliste courante est l’idée que les assemblées sont une « solution miracle », produisant des solutions innovantes immédiatement applicables dans les systèmes politiques ou administratifs existants. Cette vision sous-estime la complexité des systèmes de gouvernance, les dynamiques de pouvoir dans les communautés politiques, et le temps nécessaire pour traduire des recommandations en actions concrètes. Un exemple frappant est la Convention citoyenne pour le climat en France. De nombreux participants ont été déçus par le temps nécessaire pour que leurs propositions se traduisent en politiques publiques visibles. Pourtant, toute personne familière avec les processus législatifs sait que les mesures ambitieuses prennent souvent des années à se matérialiser. Ce décalage entre les attentes des citoyens et les réalités administratives a alimenté un sentiment d’échec, même si, selon une récente étude de KNOCA, près de 70 % des recommandations ont été au moins partiellement mises en œuvre.
Missions Publiques. Pour augmenter l’impact de ces assemblées, vous insistez sur l’importance d’impliquer les parties prenantes tout au long du processus. Diriez-vous que leur participation est encore plus cruciale lors de la phase de suivi ?
Graham Smith. Absolument. La participation des parties prenantes est essentielle, non seulement dans les organes de gouvernance et pour fournir des preuves, mais surtout lors de la phase de suivi. C’est à ce moment que les propositions des assemblées citoyennes doivent trouver leur place dans les systèmes politiques et sociétaux. Les parties prenantes—qu’elles soient issues du secteur privé, d’associations ou d’ONG—peuvent jouer un rôle crucial en traduisant ces idées en actions concrètes ou en maintenant la pression sur les décideurs. Le défi est d’impliquer les parties prenantes de manière à renforcer leur engagement envers les résultats de l’assemblée, sans compromettre l’intégrité du processus. Nous observons des expériences intéressantes – notamment par Missions Publiques – pour faire dialoguer les parties prenantes avec les membres des assemblées, ce qui peut favoriser un impact plus large.
Une évolution connexe est l’utilisation des assemblées par des entreprises privées et des organisations de la société civile, indépendamment des gouvernements. Je connais un fonds de pension néerlandais, par exemple, qui a utilisé une assemblée tirée au sort pour guider ses décisions en matière d’investissements éthiques et durables. Des initiatives citoyennes, comme le People’s Plan for Nature au Royaume-Uni ou un projet norvégien à venir sur les responsabilités globales de son fonds souverain, utilisent les assemblées citoyennes pour ouvrir de nouveaux espaces politiques. Nous entrons dans une phase très intéressante avec des approches très différentes pour maximiser l’impact social et politique des assemblées.
Missions Publiques. Pour que les assemblées citoyennes deviennent un outil durable et influent dans la gouvernance climatique, vous soutenez qu’il est nécessaire de construire un mouvement citoyen autour d’elles. Pouvez-vous développer cette idée et son objectif ?
Graham Smith. Je crois fermement que pour que les assemblées citoyennes s’enracinent dans la gouvernance climatique, elles ne peuvent pas rester des expériences isolées ou des dispositifs technocratiques. Elles doivent faire partie d’une dynamique plus large, soutenue par un véritable mouvement social. Ce mouvement jouerait un double rôle : d’une part, il renforcerait la légitimité des assemblées auprès des décideurs et du public ; d’autre part, il fournirait un élan continu au-delà des projets ponctuels.
Les assemblées sont trop souvent perçues comme des « expériences » ou des mécanismes déconnectés du système politique. Pour changer cela, nous devons normaliser leur utilisation, en les rendant régulières dans notre politique, que ce soit comme en Irlande, avec des organes plus permanents en Belgique et ailleurs, ou à travers des assemblées pilotées par la société civile. Nous devons également mobiliser un soutien populaire. Nous commençons à voir émerger quelque chose qui ressemble à un mouvement plus large, incluant des acteurs politiques, des organisations de la société civile, des universitaires, des artistes, des militants et des citoyens ordinaires. Cela peut aider à démontrer une demande sociale et à bâtir une base de soutien qui protège ces assemblées des fluctuations politiques. Enfin, créer une mémoire collective est crucial. Les assemblées produisent souvent des recommandations qui disparaissent de la conscience publique. Un mouvement peut maintenir ces idées vivantes dans le débat public et rappeler leur origine citoyenne.
Nous vivons une époque fascinante. Les assemblées s’étendent au-delà des domaines traditionnels de la politique publique. Les universités explorent leur rôle dans la gouvernance interne, les artistes célèbrent leur potentiel comme « machines anti-polarisation », et même des entreprises privées s’y intéressent. Les assemblées ne peuvent pas, à elles seules, résoudre des crises complexes comme le changement climatique, mais en tant qu’innovations démocratiques, elles montrent qu’une autre façon de faire est possible.