Et si les cahiers de doléances étaient rendus publics ?

Vous vous souvenez des cahiers de doléances ? Non ? Mais si, rappelez-vous… plus de 200 000 écrits rédigés par des citoyennes et citoyens à l’attention du président de la République fin 2018. Pour son documentaire Les Doléances(1), la réalisatrice Hélène Desplanques a enquêté pendant plus de deux ans dans les archives départementales pour consulter ces textes. Avec Fabrice Dalongeville, maire d’Auger-Saint-Vincent, commune rurale de l’Oise, ils ont pris la route pour rencontrer les auteurs et les collectifs citoyens de ces contributions oubliées.

 

Missions Publiques. Dans l’imaginaire collectif, les doléances renvoient à la Révolution française. Comme en 1789, les Français ont ressenti le besoin d’exprimer leurs griefs et leurs attentes. Aujourd’hui, vous parlez d’amnésie collective.

Hélène Desplanques. Par amnésie, je veux dire que les doléances, bien qu’ayant été massivement rédigées et collectées, ont été rangées dans des cartons sans réel suivi. Il y a eu cette énorme mobilisation autour du Grand débat national qui a suivi la crise sociale des Gilets Jaunes, mais une fois l’effervescence retombée, les revendications citoyennes ont été largement ignorées. Plus de 200 000 contributions manuscrites ont été recueillies partout en France, déposées en mairie et adressées au président de la République. Et c’est comme si ces contributions n’avaient jamais existé. Les instances mises en place pendant le Grand débat national ont disparu ci-tôt le projet achevé. Cela reflète un vrai problème dans la manière dont nos institutions gèrent la parole citoyenne. C’est cette « amnésie » qui nous a motivés à rencontrer les citoyens qui les ont écrites.

Fabrice Dalongeville. La genèse des doléances de 2019, c’est d’abord l’opération « Mairie ouverte ». Organisée par l’Association des maires de France, elle a inspiré l’initiative du président Macron. Tout le monde sait à quoi les cahiers de doléances font référence et leur puissance symbolique est très forte. Dans ma commune d’Auger-Saint-Vincent, une quinzaine d’habitants y ont participé comme dans de nombreuses autres communes rurales. Dans toute la France, le besoin de s’exprimer était profond. Ces contributions – et c’est sans compter les 2 millions de contributions en ligne – sont tombées dans l’oubli. Or aujourd’hui, je pense qu’on revit en quelque sorte 1789 : ce moment charnière où les sujets exprimaient une volonté de changement de régime et de pratique de pouvoir. L’amnésie est collective : elle est citoyenne, institutionnelle et médiatique.

"Ce qui est encore plus étonnant, c’est que même les archivistes avaient fini par les oublier. Ces textes sont le reflet des frustrations citoyennes face à des enjeux de justice sociale et de démocratie.

Hélène Desplanques

Réalisatrice

Missions Publiques. Quels ont été vos sentiments en lisant ces milliers de cahiers ?

Hélène Desplanques. Dans ces textes, j’ai d’abord vu des créations littéraires. Ce qui me touche énormément, c’est de penser à tous ces citoyens ordinaires qui ont pris du temps et de l’énergie pour aller en mairie et écrire. Observer toutes ces écritures manuscrites, c’est remarquable. La richesse de ces textes m’a également frappée. Ces cahiers de doléance sont une mine d’idées, de propositions, de revendications. Il y a une vraie créativité, une véritable intelligence collective dans ces textes. Pourtant, ce patrimoine démocratique est resté enfoui. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que même les archivistes avaient fini par les oublier. Ces textes sont le reflet des frustrations citoyennes face à des enjeux de justice sociale et de démocratie.

Fabrice Dalongeville. Ce que j’ai appris, c’est que, au-delà des revendications spécifiques, il y a un sentiment général partagé dans ces cahiers : celui d’une société qui cherche à mieux vivre ensemble. Des sujets comme la sécurité ou l’immigration, souvent mis en avant dans le débat public, sont très peu présents dans les doléances. Je m’interroge sur la façon dont est construit le récit national car ce qui ressort, ce sont plutôt des préoccupations liées à la dignité, à la solidarité, au quotidien. Ce décalage entre le récit médiatique et les préoccupations réelles des citoyens est frappant. Les cahiers de doléances que nous avons vus en 2018 et 2019 étaient un reflet de ce sentiment d’abandon, de déconnexion avec les élites politiques. Dans ma commune et dans beaucoup d’autres, les citoyens ont pris l’initiative de rédiger ces cahiers pour exprimer leurs frustrations, mais aussi leurs idées pour améliorer le fonctionnement de la société. C’était un véritable exercice démocratique, un appel à plus de participation et de transparence. Ces doléances ne sont pas juste des douleurs, elles sont des propositions constructives pour un changement.

 

Missions Publiques. Pourquoi rendre public ces cahiers citoyens est une question démocratique pertinente aujourd’hui ?

Hélène Desplanques. Je suis choquée par le cynisme politique, et un certain mépris territorial. La représentation médiatique et politique de Gilets jaunes violents, d’extrême-droite, a aussi, en quelque sorte, décrédibilisé les cahiers de doléances. Il faut déconstruire cette image puis dissocier les doléances. Pour revenir à la question, je pense que les doléances sont toujours d’actualité car les inégalités, les injustices que les citoyens ont dénoncées en 2018 n’ont pas disparu. Rendre ces cahiers publics, c’est redonner de la visibilité à cette parole citoyenne et rappeler qu’elle est toujours là, prête à être entendue. Il faut que les citoyens puissent accéder à ce qu’ils ont écrit, à ce que leurs voisins ont écrit, pour qu’ils voient que leur voix compte.

Fabrice Dalongeville. C’est aussi une question de réappropriation de la démocratie. En rendant ces doléances accessibles, on permet aux citoyens de s’approprier à nouveau le débat public. Ça leur redonne leur place dans le processus démocratique. Je pense aussi que cela pourrait inspirer les générations futures de responsables politiques, notamment au niveau local. Les prochaines élections municipales seront cruciales à cet égard. Ces doléances peuvent être une base solide pour repenser la gouvernance locale et répondre aux besoins réels des citoyens.

"Nous devons continuer à sensibiliser les décideurs politiques et les citoyens pour qu’ils comprennent que ces textes sont une véritable ressource pour repenser notre démocratie.

Fabrice Dalongeville

Maire d’Auger-Saint-Vincent

Missions Publiques. Quelles sont les prochaines étapes pour vous dans ce combat pour faire (re)connaître ces cahiers ?

Hélène Desplanques. Le documentaire a eu un bel accueil, notamment lors des projections dans les régions. Les citoyens qui ont participé à l’écriture des doléances se reconnaissent dans le film. Nous avons aussi été approchés par plusieurs collectifs de citoyens qui souhaitent relancer le débat autour des doléances. Nous avons des soutiens précieux dans la Creuse, à Rodez où la présidente du collectif local va fédérer toutes les initiatives nationales. Il y a aussi les archives départementales de Gironde qui ont missionné un étudiant chercheur pour travailler sur les cahiers de doléances. Nous avons aussi reçu le soutien de quelques députés qui souhaitent faire avancer cette cause. La diffusion du film sur France 3 a été une victoire, mais le chemin est encore long. Le 12 décembre, un colloque sera organisé à l’Assemblée nationale pour regrouper la vingtaine de collectifs citoyens et discuter de la manière de rendre publiques ces contributions.

Fabrice Dalongeville. La question des groupes locaux est importante car pour moi, l’échelon local est encore un lien direct avec le pouvoir. Contrairement à ce qu’on peut avoir via des consultations en ligne, des listings ou des questionnaires à choix multiples, il n’y a eu aucun biais dans les cahiers de doléances. C’est une adresse directe, sincère, faite avec le cœur et les tripes. Et c’est une confirmation de la capacité des gens à penser. Dans mon village, les gens, ce sont des ressources à mobiliser sur des tas de sujets différents. Depuis plusieurs années déjà, j’ouvre la mairie lors de journées citoyennes pour organiser l’implication des habitants dans la vie publique. L’objectif maintenant est de rendre ces doléances visibles. Le 6 novembre prochain, ce sont des centaines de tiers-lieux qui diffuseront en simultanée le documentaire et feront débat. C’est une mobilisation remarquable qui illustre la vitalité citoyenne de notre pays. Nous devons continuer à sensibiliser les décideurs politiques et les citoyens pour qu’ils comprennent que ces textes sont une véritable ressource pour repenser notre démocratie.


(1)Le documentaire les Doléances est disponible en replay et un site lui est dédié.

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